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Entrevue avec Susan George : À propos de l’OMC
Présidente de l’Observatoire de la mondialisation à Paris, Susan George mène une lutte vigoureuse contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Collaboratrice au Monde diplomatique et auteure d’un essai intitulé The Lugano Report, elle participera à un colloque sur la protection des consommateurs qui se tient actuellement à Québec.
Propos recueillis par Alexandre Vigneault
On s’intéresse généralement aux conséquences de la mondialisation sur la santé, l’éducation et l’environnement. En quoi le simple consommateur est-il touché par ce mouvement?
«Si nous parlons des Canadiens, des Américains ou des Européens, à travers son organe de règlement des différends, l’OMC est en train de prendre des décisions qui ont un impact direct sur les consommateurs et les producteurs. Prenez le boeuf aux hormones: les Français ont refusé de consommer un produit qu’ils considèrent nocif et ont été sanctionnés… Il y a une perte de contrôle sur la qualité des produits qui entrent dans un pays en ce sens que toutes les règles et les normes qui ont été érigées par un gouvernement peuvent être déclarées «obstacles techniques au commerce». Le Canada, par exemple, a été obligé de plier et de dédommager une compagnie américaine qui voulait y exporter un additif pour le pétrole notoirement cancérigène et neurotoxique. Pourquoi? En lui refusant l’accès à son territoire, le Canada avait porté atteinte aux profits futurs de cette firme. Sous l’OMC, nous allons de plus en plus vers ce type de système.»
La lutte contre la mondialisation est souvent entourée d’un voile anti capitaliste. Une mondialisation capitaliste et sécuritaire est-elle possible?
«Quand j’utilise le terme "mondialisation", personnellement, je le fais précéder de l’expression "corporate lead"; c’est à dire "menée par les grandes sociétés". Je crois qu’il ne faut jamais oublier que ceux qui sont derrière les règles qu’on nous impose sont les compagnies transnationales. En 1997, le directeur du département des services du secrétariat de l’OMC a déclaré que, sans les pressions énormes de sociétés comme American Express et City Corp, il n’y aurait probablement jamais eu d’accord sur les services, de cycle de l’Uruguay et peut-être même pas d’OMC. Or, l’accord sur les services va affecter le consommateur dans tous les domaines. On veut mettre en concurrence des firmes capitalistes et privées, avec les services publis des États. […] Jusqu’ici, les règles ont été faites par et pour les compagnies. Je ne crois pas que ce soit anti capitaliste que de dire qu’il y a des domaines, comme la santé et l’éducation, qui ne doivent pas être inclus dans les négociations de l’OMC.»
La «mondialisation du commerce» n’est-elle pas profitable aux consommateurs?
«On peut dire que, à court terme, les prix de certains articles seront peut-être moins élevés. Mais si une personne s’intéresse le moins du monde au parcours d’un produit jusqu’aux rayons des magasins, elle va accepter – et des sondages le prouvent – de payer un peu plus cher pour s’assurer que les gens qui l’ont fabriqué aient été correctement traités. Est-ce que tel article a été fait par des gamins ou des prisonniers? L’OMC ne veut pas le savoir. Je crois que les gens, eux, ont envie de savoir qu’ils n’exploitent pas d’autres personnes en achetant un produit. C’est ça le succès du commerce équitable. Le mouvement Clean Clothes [littéralement: vêtements propres] est très fort sur les campus américains.»
Lorsqu’on discute de la protection du consommateur, on réfère parfois au concept d’autorégulation. Qu’est-ce exactement?
«L’autorégulation, c’est le cheval de bataille des grandes compagnies. En 1992, à Rio, elles ont évité la discussion en disant: «Nous pouvons nous réguler nous-mêmes, ne vous inquiétez pas." Selon moi, c’est une grande victoire pour elles, puisqu’elles sont parvenues à éviter que des législations nationales ou internationales viennent contrôler leurs activités. Vous savez que l’Érika répand encore du pétrole sur la côte Atlantique de la France? Je peux vous citer la magnifique charte de bonne conduite sur l’environnement de la société Total-Fina [propriétaire du pétrolier]: "Aucune priorité économique ne s’exerce au détriment de la sécurité dans le travail ou du respect de l’environnement. […] Le groupe choisit ses partenaires industriels et commerciaux en fonction de leur aptitude à adhérer aux règles Total en matière de sécurté", etc. C’est ça, l’autorégulation. C’est un argument qui, je crois, ne tient pas debout et avec lequel les compagnies ont gagné énormément de temps.»
Dans un récent article vous avez comparé la Révolution française de 1789 et la lutte contre la «mondialisation OMC». Pouvez-vous expliciter le parallèle?
«Ce que nous faisons maintenant, c’est instaurer la démocratie au niveau international. C’est du jamais vu, alors on ne sait pas bien comment faire. En 1789, ça a aussi été difficile pour les Français, ils avaient beaucoup d’idées, mais ils tâtonnaient. Nous avons aussi beaucoup d’idées, mais il est difficile de les mettre en place. C’est pourquoi, selon moi, Seattle a été un moment historique. Il est très difficile de mobiliser les gens contre une chose aussi diffuse que la mondialisation. On a besoin de moments qui fixent l’image, comme la prise de la Bastille. Seattle est un événement sur lequel on peut mettre un nom et que l’on peut considérer comme un point de départ.»