La radio commerciale : Hit men
Société

La radio commerciale : Hit men

CKOI, CKMF, CITÉ: les radios commerciales de Montréal s’accordent au même diapason. L’homogénéisation du son saute aux oreilles. À qui la faute? Aux stations? Aux artistes? Au public? En tout cas, une chose est sûre: la diversité musicale est en péril.

«Toujours plus de hits.» CKOI n’aurait pas pu trouver mieux. C’est que ce slogan traduit une réalité: les radios commerciales de Montréal gavent les auditeurs de blockbusters. Passer une journée sans entendre Céline Dion, Isabelle Boulay, Bruno Pelletier ou Éric Lapointe est un vrai miracle. Pourtant, les stations sont unanimes. Des hits, voilà ce que le peuple désire. Comme les sacro-saintes cotes d’écoute représentent le baromètre de rentabilité des stations, ces dernières se ruent sur les gros canons. Résultat: le paysage radiophonique semble aussi plat et uniforme que les prairies de la Saskatchewan. La radio commerciale est-elle devenue le chef d’orchestre de la pensée unique?

Deux types de radios commerciales s’imposent à Montréal. D’un côté, les FM «adultes», représentées par CIEL, CFGL Rythme FM et CITÉ Rock Détente (1 387 000 auditeurs montréalais par semaine au total, selon BBM), qui garnissent leur grille-horaire de musique douce très prisée au boulot et au bureau. De l’autre, les FM «jeunes», dominées par CKOI (1 245 000 auditeurs) et CKMF (733 000 auditeurs), qui attirent les quinze-trente ans grâce à une musique pop branchée.

Entre deux stations, pour les auditeurs, c’est un peu du pareil au même. Bonnet blanc, blanc bonnet. Par exemple, CFGL dit que CITÉ copie sa formule, qui dit que CIEL la copie, qui dit que CFGL la copie… Ouf! «C’est que les stations commerciales fonctionnent d’après la même triste logique, déplore Jamil Azzaoui, agent de promotion d’artistes qui lutte contre l’intransigeance de la radio commerciale. Les hits attirent les auditeurs, font grimper les cotes d’écoute, ce qui attire les publicitaires, donc le profit.» Les stations se retrouvent alors sur la même longueur d’ondes. Comme l’avoue Guy Brouillard, directeur musical à CKOI: «Nous sommes des entreprises à but lucratif après tout, pas des organismes de charité.»

Qui décide du son?
La décision d’accepter un tube de Sylvain Cossette ou refuser celui de Richard Desjardins revient au comité d’audition des stations. Une fois par semaine, six personnes de la direction musicale et de la programmation tendent l’oreille à de nouveaux produits. Le but? «\Choisir la chanson qui cadre dans le son de la station», comme le précisent les directeurs musicaux.

«Ça ne "fitte" pas dans notre son!» Jamil Azzaoui connaît la chanson. Un sempiternel refrain à ses oreilles. En fait, l’agent de promotion propose aux stations des nouveautés de tout acabit… souvent refusées. Une voix de rocker? Trop rauque. Un son original? Trop folk. Pas facile de percer le mur du son. «Les radios commerciales à Montréal sont plutôt difficiles, s’indigne-t-il. Il faut leur prouver hors de tout doute que l’artiste est une valeur sûre. Donc, sortir des sentiers battus entraîne souvent un échec.»

D’après Marie Plourde et Franco Nuovo, animateurs de l’émission Envoye à maison, diffusée sur les ondes de CFGL en fin d’après-midi, les directions des radios commerciales imposent fermement leurs politiques quant au choix musical. «J’ai travaillé pour CKOI et CKMF, et j’en avais ras le pompon de faire semblant d’aimer les Backstreet Boys, lance Marie Plourde. Et dans ces radios-là, il faut que tu endosses le produit, sinon on dit que tu dénigres la station.» Il y a un an, les deux animateurs ont signé un contrat avec CFGL, assorti d’une condition sine qua non: avoir un droit de regard sur le contenu musical (ce qui leur permet de faire jouer The Clash, The The ou The Stranglers, alors que leurs concurrents diffusent la chanson-thème du Titanic pour la millionnième fois). Un tour de force, car ce droit est rarement accordé aux animateurs, qui se contentent souvent de présenter les chansons. «Ça n’a pas été facile au début avec l’ancienne direction, admet Franco Nuovo. Nous subissions des pressions. Ce que je déplore, c’est qu’une poignée de directeurs de stations décident tout le son à Montréal.»

Vraiment? Car les stations de radio ont un tout autre point de vue. «C’est le public qui a le gros bout du bâton, affirme Roger Laurendeau, vice-président musique chez CITÉ Rock Détente. C’est lui que nous consultons et c’est lui qui décide.» En effet, une batterie de tests analyse soigneusement les goûts du public. «On cible cent personnes, qui écoutent de trois cents à quatre cents extraits musicaux. Ça nous permet de connaître le taux de fatigue, de "familiarisation" ou d’appréciation d’une chanson», affirme Liliane Randall, directrice musicale à CFGL. Qui passe le test, passe sur les ondes.

Les résultats de ces tests donnent raison aux radios commerciales: les artistes les plus connus sont les artistes les plus demandés. \«L’auditoire est assez conservateur, indique Roger Laurendeau. Il aime écouter des artistes qu’il connaît. Il faut se méfier des nouveautés.» Pour Franco Nuovo, ces tests paraissent trompeurs. «Le public demande ce qu’il connaît, et non des trucs qu’il ne connaît pas. C’est aux radios d’oser avec des nouveautés.» Selon lui, puisque les radios commerciales rassemblent le plus d’auditeurs, elles devraient investir des efforts pour élargir leur spectre musical. Question de responsabilité sociale. «Mais actuellement, les radios se foutent de la relève!»

Au-delà d’un son qui cadre, donc, point de salut pour les artistes qui veulent rejoindre un large public. Ces derniers l’ont compris. Tellement bien que de plus en plus d’artistes pratiquent le crossover. Ils tentent d’offrir un produit qui puisse satisfaire différents auditoires de la bande FM, de la secrétaire à l’ado. «À force de vouloir satisfaire un public hétérogène, affirme Jamil Azzaoui, les artistes finissent aussi par homogénéiser la production musicale.»

La faute au CRTC
«L’uniformisation du son, ce n’est pas de notre faute!» lancent les directeurs musicaux. Ils pointent plutôt du doigt les règles imposées par le CRTC. «Nous avons 65 % de chansons francophones à diffuser. Alors c’est normal que Bruno Pelletier passe partout, car la production francophone est trop limitée», avance Guy Brouillard. «Si, demain matin, une station voyait le jour avec un format rap et rhythm’n’blues, ajoute André Lallier, directeur musical à CKMF, elle ne pourrait pas fonctionner longtemps car elle n’atteindrait pas 65 % de chansons francophones.»
Erreur, prétend Jamil Azzaoui. Frileuses, selon lui, les stations refusent toujours de considérer le talent de nouvelles têtes, comme Daniel Boucher ou Les Marmottes aplaties. Crainte de l’échec oblige, semble-t-il. «Si 10 % de l’auditoire de CKOI n’aime pas une chanson, explique Azzaoui, c’est 140 000 auditeurs en moins et des revenus publicitaires qui s’envolent.» Donc, pas de musique du monde, ni de jazz. Trop risqué.
«Notre mandat est de passer 75 % de souvenirs et 25 % de succès actuels, note Roger Laurendeau. Pour nous, diffuser des nouveautés signifie baisse de l’écoute. Mais à CITÉ, nous en diffusons tout de même, comme La Chicane.» Un groupe qui tourne dans d’autres stations depuis quand même près d’un an. «Même si CITÉ a fait des progrès, souligne Jamil Azzaoui, elle est très conservatrice et ne fait qu’attendre que les hits passent ailleurs pour suivre la vague. Son palmarès est aussi rempli d’artistes déjà très connus.»
Si tous s’entendent pour dire qu’une chanson comme Belle peut séduire un vaste auditoire et être diffusée sur toutes les ondes, des voix s’élèvent pour réclamer une juste place à la diversité. Solution? «De 22 h à 24 h, les cotes d’écoute sont faibles. Les stations pourraient ouvrir leurs cases-horaires à des artistes peu connus pour qu’ils puissent tester leur matériel auprès du public, propose Jamil Azzaoui. Ça pourrait être la demi-heure destroy, la demi-heure rap.» Avis aux intéressés.