Société

La semaine des 4 jeudis : Un Mail à l’envers, un Mail à l’endroit

Grâce soit rendue, grâce soit rendue au Mail Saint-Roch avant que le ciel ne lui tombe sur la tête.

Grâce lui soit rendue pour l’invention des magasins à un dollar.

Pour les paquets d’ustensiles à 25 cennes et les poêles en faux téflon qui ne supportent pas le lave-vaiselle. Pour les fusils de l’espace qui ne tirent pas trois coups. Pour les sachets de dinosaures en plastic toxique, les figurines de Schtroumpfs qui n’ont pas les yeux en face des trous. Pour les jolis briquets d’Elvis qui font long feu. Pour les imitations pourries de Casio G-Shock. Pour les sachets de slime vert dégoulinant le long des doigts. Pour les banques en forme de grenouilles, les jarres à biscuits, les lions de plâtre et les vraies-fausses potiches chinoises made in China. Pour la bouffe à 10 sous, les Caramilk cassées dans des enveloppes translucides, le chocolat plein de cire, les Ramens chimiques. La sauce au je-ne-sais-quoi.

Pour les perruques mauves de l’Halloween à deux piastres. La main de Freddy Krueger et les fourches de diable. Pour le maquillage en lécithine, la vaisselle croche, les assiettes ébréchées. Les stylos qui clignotent dans le noir, les statues fluorescentes de la Vierge, les jeux de cartes érotiques, les piles pourries, les oreillers en forme de nounours, le savon qui fait des bulles, celui qui brûle la peau. Pour tous ces porte-clefs idiots. Et surtout pour les pics à martinis, en forme de poisson et de fruits, plus beaux que le plus beau des cristals d’Arques venus du vieux continent.

Grâce soit rendue au Mail pour la pane shop.

Pour les amplis sans fusible, les haut-parleurs dépareillés, les chain saw graisseuses, les perceuses oubliées sur le chantier. Pour les câblosélecteurs désuets, les planches à neige décrissées, les détecteurs de métaux prometteurs. Pour les imitations de Swiss Army et de Rollex, pour les walkmans bossés, les DC de Nazareth et de James Last burinés au fer rouge: «Copie promo: vente interdite». Pour les PlayStation, les Nintendos 64 et les télés piquées dans Montcalm. Et surtout pour le petit ampli high-current et le transport DC à courroie de Parasound, les vieux Quad électrostatiques à 200 piastres et la paire de Spendor BBC trafiqués au billard du Tapis vert, qui font encore l’envie des mélomanes attentifs.

Grâce soit rendue au Mail pour les objectifs démodés.

Vivitar, Mamiya, Nichikon, les boîtiers de Canon et Minolta, le papier photo en vrac, les laminages cochons de Bo Derek et de Farrah Fawcett, la méchante carosserie des Lamborghinis rouges. Pour le développement en une heure et le petit Leica à 1 000 dollars dont rêve le meilleur des photographes.

Grâce soit rendue au Mail pour le resto populaire dont la façade anonyme croule sous les rénovations. Pour la poutine dégueulasse, le café interminable, l’extra bacon, la guedille au poulet, le spécial du jour, la soupe Lowney et le hot chicken à trois piastres, la patience de la waitress du A&W et les demandes spéciales du chanteur kétaine. Et que cette horrible musique d’ambiance accompagne, gratis, vos pires cauchemars de bourgeois à l’affût du prochain disque cubain!

Grâce soit rendue au Mail pour ses vendeurs de carpettes, de faux tapis persans qui remontent vers l’ouest, aux marchands de couvre-plancher autocollant et de tuiles dépareillées, de faux prélart au pied carré, de mobilier en mélamine, de chaises en fer blanc et de frigidaires au gaz. Aux marchands de décors de téléroman à crédit, de set de salon Amisco payable dans deux ans sans intérêt.

Grâce soit rendue au Mail Saint-Roch pour le pet shop en supposant que le poisson rouge, le shih tzu, les deux min-min et le perroquet fou soient sauvés du pire, enfermés dans des cages. Et que Corrine l’amie des animaux qui expose les photos de ses pensionnaires qui se sont trouvé un foyer… aime vraiment les animaux.

Grâce soit rendue au Mail pour le disquaire rétro qui vend des pictures discs de Gene Vincent, une copie originale de Rock Around the Clock, deux versions de Half Breed de Ricky Nelson, quelques bootlegs italiens du King, un double DC allemand de Roy Orbison et Gene Autrey. Pour une compilation de hits des sixties sur étiquette Atlantic, présentée par Wolfman Jack et le Christmas Special d’Elvis avec Graceland en carton 3-D qui se soulève lorsqu’on ouvre la pochette. Et surtout pour la plus déprimante chanson du monde, le très rare Plattsburgh Drive in Blues de Doris Day

Grâce soit rendue au Mail pour le magasin militaire, les bâtonnets de lumière fluo, les traceurs laser, les gamelles émaillées, les calottes de capitaine, les bérets de cadet, les habits de matelot, les grands sacs de toile, les insignes de toutes les polices du monde, les bottes de marche qui font le squeegee de Toronto à Halifax, ces pantalons militaires qui font de très belles fesses aux filles.

Grâce soit rendue au Mail pour les boîtes à fleurs qui barraient la rue en 1964. Pour l’hiver neigeux de 1974 et le Père Noël de mon enfance. Pour le petit train du Syndicat qui promenait en rond les enfants sur 100 pieds, pour les braillages et les albums à colorier, les mitaines trop grandes achetées par ma mère.

Grâce soit rendue au Mail Saint-Roch pour m’avoir arraché à mon rêve de banlieue et montré le risque et la vraie nature des choses; la misère et les faillites du Système. Pour les vieilles putes finies qui taillent des pipes dans les chiottes puantes. Pour les éclopés du coeur qui ne savent plus prononcer leur nom. Pour ces agents de sécurité à gros cul qui se prennent pour James Bond. Pour l’élégant clochard céleste à barbe grise protégé du monde par son walkman, qui ressemble à Laurence Olivier. Pour l’ami du père de Louise Forestier qui jouait du violon aussi bien que Gidon Kremer. Pour la bonne humeur inexpliquable des vieux messieurs assis sur un banc fixant le vide de leurs yeux vides, tandis qu’au dehors les fonctionnaires manifestent. Pour l’élégance des petites madames en tailleur mauve le chignon crêpé qui pètent de la broue avec leur nouvelle sacoche en cuir blanc de chez Assh.

Grâce pour ceux qui marchent avec des sacs en plastic pleins de sacs en plastic. Ceux qui n’auront plus jamais nulle part où aller, lorsque la cour des miracles sera définitivement transformée en cité du multimédia. Pour la mort qui rôde en tétant son 40 onces autour de la pharmacie… et qui s’en ira ailleurs avec derrière elle son lot de désespérés qui s’accrochent aux téléphones pour un dernier 25 cennes.