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La télé et les modèles présentés aux enfants : Caméras sous surveillance
Vos enfants ne s’en doutent probablement pas, mais leurs émissions de télévision préférées sont sous haute surveillance. En effet, les modèles des héros qui sont créés ici pour les tout-petits doivent répondre à un carnet de charges plutôt serré. Un carnet beaucoup trop serré qui tue la création selon plusieurs acteurs du milieu. Vingt ans après Passe-Partout, la télévision destinée aux enfants pèche-t-elle par excès de rectitude politique?
Matthieu Dugal
Annie
, 8 ans, et sa copine Alexandra, 9 ans, trépignaient en sortant du Grand Théâtre. Elles n’auraient raté pour rien au monde le quatrième et dernier spectacle de la tournée que les Baby Spice donnaient à Québec en décembre dernier. Les Baby Spice, c’est la version québécoise et pré-ado du célébrissime groupe britannique Spice Girls qui a conquis le monde (et les palmarès) il y a trois ans avec son allure provocante en clamant bien haut l’avènement du girl power. Annie et Alexandra sont à l’image du groupe d’âge visé par ces Spice Girls bien de chez nous: les 3 à 15 ans. Et ce n’est pas leur âge qui les a empêchées de venir au spectacle habillées comme leurs idoles, c’est-à-dire en mini-jupe et en t-shirt moulant, sans oublier le maquillage flamboyant, brillants dans les cheveux compris. Comme presque toutes leurs amies (parmi lesquelles on trouve quelques garçons épars), elles sont accompagnées de leurs parents. «On les aime parce qu’elles sont belles, parce qu’on aime comment elles dansent. Pis aussi, on ne les voit pas à la télévision, on voit les Spice Girls, mais pas les Baby Spice.» Pourtant, même si les Baby Spice n’ont pas le succès de leurs consoeurs britanniques, le groupe n’est pas un phénomène marginal. Ce sont d’ailleurs les revues destinées aux jeunes filles qui ont été les premières à en parler abondamment. Denis Turgeon, gérant du groupe et père d’une des Baby Spice, explique d’ailleurs que ces revues ont beaucoup contribué au succès de ce groupe qui est totalement absent des palmarès radio et des émissions jeunesse. «Nous avons vendu 18 000 vidéocassettes et 5 000 disques compacts de cette façon. Mais, paradoxalement, on compte plus ou moins sur la télé pour faire notre publicité.»
Frileuse, la télé québécoise?
Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment le choix, car malgré une longue histoire parsemée de succès, la télé québécoise jeune public, même à l’époque des Manga et autres Pokémon semble encore bien frileuse lorsque vient le temps de montre certaines icônes, comme par exemple des jeunes filles court-vêtues. Monique Lessard, vice-présidente de la programmation au Canal Famille, première chaîne québécoise à s’être spécialisée uniquement dans la télévision jeunesse, est catégorique lorsqu’on lui demande si elle diffuserait un spectacle ou une émission sur les Baby Spice, groupe qui rejoint la même clientèle que la chaîne. «On ne présente pas ce genre de choses sur nos ondes. Ce n’est pas dans notre créneau et ça ne fait pas partie de notre philosophie. De toute façon, c’est un phénomène marginal.» Étonnamment, la vice-présidente insiste par ailleurs longuement sur le fait que la mission de Canal Famille est précisément de sortir des conceptions trop pédagogiques de la télévision pour enfants. «Depuis notre création en 1988, nous avons toujours tenté de présenter aux enfants un produit de qualité tout en tentant d’éviter le plus possible ce qui est trop politically correct. Le temps de la télé pédagogique et strictement éducative est révolu. Mais en même temps, il faut respecter certains critères.» Des critères que les Baby Spice, entre autres, ne rencontrent manifestement pas.
Les Baby Spice ne sont pas les seules à ne pas répondre à ces mystérieux critères, et c’est ce qui fait enrager François Parenteau, ancien participant à la Course destination monde et lauréat en 1997 du prix Gémeaux du meilleur texte pour une émission jeunesse, Radio-Enfer, présentée au Canal Famille. Les critères de recevabilité d’un projet, selon François Parenteau, sont tellement variables que les auteurs ne savent pas vraiment sur quel pied danser, alors pour préserver leur travail, ils jouent safe. «C’est vraiment une inside joke dans le milieu des auteurs. Les producteurs nous demandent de l’audace et de l’audace. Mais quand on arrive avec quelque chose d’original, on se fait systématiquement couper.» Lors d’un débat portant justement sur l’audace dans la télévision jeunesse au Québec, qui était organisé le 23 février derier par l’Alliance pour l’enfant et la télévision à Montréal, ces propos ont fait sursauter plusieurs producteurs et diffuseurs qui se sont sentis directement visés par la charge. L’Alliance, qui regroupe tous les acteurs de la télévision jeunesse au Québec (auteurs, producteurs, diffuseurs), organisait le débat pour faire le point sur cette question sensible. Sans donner lieu à une foire d’empoigne, la rencontre a permis de tâter le pouls d’un milieu tiraillé par des déchirements internes. Entre la situation d’un Québec qui a décidé de «protéger» ses enfants, notamment depuis l’introduction en 1972 d’une loi visant à encadrer la publicité diffusée dans les émissions jeunesse, et les États-Unis où des fabricants de jouets vont même jusqu’à posséder leurs propres émissions, y a-t-il lieu de questionner le «conservatisme» de la télé québécoise? Selon François Parenteau, les modèles que l’on présente dans les émissions pour enfants sont soumis à de rigoureux critères de sélection parce que les diffuseurs et, par la bande, les producteurs ont une peur bleue des plaintes de parents. «Notre système tue la création. Tant qu’on n’acceptera pas le fait que notre produit ne peut pas plaire à tout le monde, on n’avancera pas.»
Des problèmes structurels
Jean-Pierre Morin est producteur et a participé à l’histoire de la télévision jeunesse au Québec. Des Oraliens jusqu’à Watatatow en passant par Le Club des 100 watts, il ne compte plus les succès à son actif. Selon lui, le problème de la télévision jeunesse au Québec est avant tout un problème de structure. «On produit des émissions à partir d’un modèle industriel conçu pour l’exportation, ce qui standardise la production. Ça ne veut pas dire que ce qui est produit n’est pas bon, mais il faut que ça puisse passer partout.» Le producteur, qui travaille maintenant sur l’émission Macaroni tout garni sur les ondes de Télé-Québec, pense que la solution à ce qu’il considère aussi comme un manque d’audace de la téléviion jeunesse québécoise passe avant tout par la reconquête d’une télévision publique forte. «Pour moi, l’espoir est au niveau des télés publiques. Le combat qui devrait être celui des artisans de la télé, c’est celui d’une télévision publique indépendante économiquement et politiquement. Si on avait cela, pas seulement au Québec mais aussi au Canada, on pourrait re-révolutionner le monde de la télé pour enfants comme la télé publique l’a fait dans les années 1960-1970 quand il y avait plus de financement.» La situation démographique ne joue pas non plus en faveur de l’audace à la télé québécoise. Selon le producteur, la production jeunesse au Québec est en train de devenir très sage. Trop peut-être. «Dans la fable de La Fontaine, on dit que le renard devenu vieux se fit sage. Ici, au Québec, la population vieillit, le système de valeurs aussi, et tous les p’tits vieux sont en train de devenir sages et ils veulent contrôler leurs enfants. Je m’inclus là-dedans!»
Une télé névrosée?
En attendant, certains pensent que les modèles présentés aux enfants dans les émissions conçues pour eux jurent par leur naïveté avec ce que nos marmots voient partout ailleurs dans la société. Louise-Andrée Saulnier, sexologue et animatrice de l’émission Sexe et confidences à TQS, qui a vu le spectacle des Baby Spice, croit qu’il ne faut pas prendre les enfants pour des valises. «C’est quand même nouveau ce que l’on voit là. Les jeunes filles ont toujours rêvé à Cendrillon, mais là, avec le phénomène des Spice Girls par exemple, on assiste à une démonstration de sexualité beaucoup plus explicite. Dans le spectacle des Baby Spice, on assiste à une espèce de strip-tease, où les jeunes filles enlèvent une combinaison sous laquelle elles sont habillées en mini-jupes et en bustiers. Les parents sont là, et personne ne crie au scandale. Ça démontre une grande maturité, selon moi.» La sexologue explique qu’il ne faut pas jouer à l’autruche avec les enfants, qui sont loin d’être dupes. «Ce n’est pas parce qu’on es jeune qu’on ne peut pas voir certaines choses. En ce qui a trait à l’expression de la sexualité, par exemple, ça se fait beaucoup plus jeune, de nos jours. Les modèles présentés à la télé ne suivent pas.»
Quoi qu’il en soit, ces adultes consentants semblent avoir plus de pudeur lorsque vient le temps de juger ce que leurs enfants regardent à la télé. Jean-Pierre Morin constate que ce ne sont pas les enfants ni les ados, mais bien les adultes qui ont l’épiderme le plus sensible quand on aborde des questions délicates, comme la sexualité, le suicide ou encore l’avortement. «C’est drôle, mais en même temps que se développent les clubs échangistes, on voit apparaître des nouveaux tenants d’une morale pure et dure. On parle beaucoup de la grande noirceur des années 1940 et 1950, mais au moins, avant, les curés étaient habillés en curés et les soeurs, en soeurs. Aujourd’hui, c’est ton voisin qui est plus catholique que le pape!»