Société

Espionnage économique : Jeu d’espion

Le pouvoir d’un État s’acquiert de moins en moins par la bouche des canons. L’autorité se mesure plutôt à la vigueur de l’économie nationale. Les grandes puissances l’ont bien compris et ont lancé leurs agents secrets à l’attaque de tous ceux qui peuvent avoir un avantage sur leurs industries, qu’ils soient ennemis ou… alliés. Foi d’experts, le Canada, et tout particulièrement le Québec, n’y échappe pas. Nous serions assiégés de toutes parts. La Guerre économique fait rage.

Vous pensez que des villes comme Québec et Montréal ne sont pas dans la mire des espions en quête de renseignements économiques? Détrompez-vous!
«Il va falloir que les entreprises québécoises réagissent rapidement. On est assez naïf.» Enquêteur au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Gilles Côté est catégorique: nombreux sont les États qui rêvent «d’acquérir» nos technologies. «Ici, il y a de petits bijoux qui intéressent beaucoup de gens.»
Responsable de la lutte à l’espionnage économique depuis une dizaine d’années, le SCRS a identifié plus de 20 États qui oeuvrent activement dans le domaine. «Tout pays, à un moment donné, peut mandater ses agents pour l’espionnage économique.»
Quelles sont les entreprises visées? À peu près toutes celles qui disposent d’un avantage sur des compétiteurs étrangers. Autant dire que personne n’est à l’abri. Bien entendu, certains secteurs sont particulièrement vulnérables. Depuis quelques années, le Québec multiplie les incitatifs au développement de compagnies en nouvelles technologies de l’information. Des cibles de choix. En informatique, par exemple, environ 40 % disent s’être fait voler ou avoir mis à jour une tentative de vol.
Selon M. Côté, l’heure est à l’action. «Prenez conscience que la compétitivité est grande… Vous devez protéger toute information qui vous donne un avantage compétitif.» Les agents étrangers disposent d’un arsenal impressionnant normalement utilisé dans les missions d’espionnage politique ou militaire afin de la dénicher.
La parade doit être d’autant plus rapide que d’ici environ cinq ans, un traité panaméricain de libre-échange sera signé, ce qui accentuera la compétition continentale. Ce sont nos emplois qui sont en jeu, clame M. Côté un peu pour légitimer l’action du SCRS en manque d’ennemis depuis la chute du mur de Berlin.
Devant cette menace grandissante, le SCRS a mis sur pied un programme de sensibilisation gratuit à l’intention des entreprises et des forces de l’ordre. On tente ainsi debien faire comprendre aux acteurs les méthodes utilisées et les façons de se protéger.
Visites de délégations étrangères, stagiaire qui offre de travailler gratuitement, opération contre les employés lors de voyages, intrusions, corruption, écoute des communications, piratage informatique… la liste des tactiques et subterfuges est longue. «On ne veut pas faire paniquer les gens», précise tout de même M. Côté. Mais la menace serait bien réelle et considérable.



Inspecteur gadget

Quand il s’agit de s’approprier frauduleusement des renseignements économiques, les services secrets ne lésinent pas sur la quincaillerie. En matière de gadgets, la fiction des films d’espionnage n’est souvent pas très éloignée de la réalité.
Toutes les grandes puissances ont mis leurs agents au service de leur économie, et chacun a ses spécialités, explique le professeur en management international à l’Université Laval se spécialisant dans les questions d’espionnage économique, Gérard Verna. «La technologie n’a plus de limites… C’est très sophistiqué.»
Par exemple, les chaussures des «délégués» japonais en visite dans les usines ont fait la réputation des services secrets nippons. Confectionnées avec un matériau particulier, les semelles des souliers amassent la moindre particule se trouvant au sol. La rencontre de courtoisie terminée, on analyse le tout afin de découvrir les produits utilisés.
Mais, malgré quelques techniques propres, tous les services connaissent et mettent à profit des équipements semblables. Ainsi, une simple cravate peut devenir fort compromettante. Penché au-dessus d’un bassin de produit chimique, un «délégué» mouillera malencontreusement la pièce de vêtement. Ne reste plus qu’à l’envoyer aux chimistes.
L’outillage électronique demeure néanmoins le plus performant. Outre les caméras miniaturisées ou les enregistreuses, une panoplie d’outils facilite grandement le travail des agents. Plus besoin de mettre une ligne téléphonique sur écoute. C’est ben trop risqué. Dès que la pièce dispose d’une fenêtre, on peut écouter la conversation à plusieurs mètres de distance. Il en va de même pour les ordinateurs. Un appareil décodera les ondes émises par l’écran. Et ce ne sont là que des exemples presque banals.
L’avènement d’Internet a également ouvert les portes de nombreuses entreprises aux services secrets du monde entier qui ne se gênent pas pour en profiter. Embauchant des pirates informatiques, ils attaquent régulièrement, entre autres, les banques et grandes entreprises. Mais, cela, nous ne le saurons jamais. Crédibilité sur les marchés oblige.
De toute façon, les victimes ne le savent généralement pas ou pensent avoir fait les frais de petits plaisantins. Pourquoi? Parce que les «hackers» à la solde des États camouflent généralement leurs grandes opérations en petites attaques quelconques, explique M. Verna.



Argent secret

France, États-Unis, Chine, Allemagne, etc. Autant de pays réputés dans le monde de l’espionnage économique et qui dépouillent leurs victimes de renseignements valant des milliards de dollars.
«Les meilleurs ont toujours été les Russes», précise cependant l’enseignant en management international de l’Université Laval, Gérard Verna. Durant les années 1980, les informations économiques obtenues par le KGB – maintenant FSB – étaient évaluées à six milliards de dollars US par année. Comment pensez-vous qu’ils aient rivalisé avec les États-Unis sans avoir leur pouvoir de dépenser? Aujourd’hui, il faudrait plus que doubler cette somme. À l’échelle mondiale, on peut facilement imaginer l’enjeu.
Un cas flagrant d’espionnage économique? Rien de plus simple pour M. Verna. Au milieu des années 1990, le premier ministre français, Édouard Balladur, se rend en Arabie Saoudite afin de signer un contrat de fabrication d’avions d’une valeur de 2,5 milliards de dollars US. Stupéfait, il apprend que les Américains ont signé la veille. L’Oncle Sam avait écouté les négociations grâce au super réseau Échelon afi de faire une offre plus alléchante.
«\Bien sûr que nous sommes espionnés, tout comme nous espionnons les autres», lance M. Verna lorsqu’on le questionne sur les activités secrètes canadiennes. Échelon, un vaste réseau planétaire de renseignements, n’est pas la propriété exclusive des États-Unis. L’Australie, l’Angleterre, la Nouvelle-Zélande et le Canada y participent. Toutes les informations recueillies sont ensuite traitées par la National Security Agency américaine (NSA).

C’est la mondialisation!
Allié ou pas, telle n’est pas la question. «Quand on parle d’argent, il n’y a pas d’amis… Les nations n’ont pas de sentiments, fait valoir M. Verna. Il faut se protéger. Le monde extérieur est très dur.»
«C’est un peu tout le monde qui surveille tout le monde. C’est ça la mondialisation!», s’exclame quant à lui le directeur de l’Institut pour la prévention et la gestion des sinistres et des crises de l’Université de Sherbrooke et chercheur affilié de la chaire des études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, Marcel Belleau.
Il insiste toutefois, tout comme son collègue de Québec, sur le fait que seulement 10 % des informations économiques ne peuvent être acquises que malhonnêtement. Demandes de brevets, sites Internet, publications, renseignements donnés par les secrétaires-réceptionnistes, rapports financiers des entreprises cotées à la Bourse… Voilà bien des «sources ouvertes» que l’on juge à tort inoffensives et qui font le plus grand bonheur des agents secrets.



Sévices secrets

Nombreuses sont les entreprises du pays qui se sont fait dérober des renseignements. Celles qui acceptent d’en parler sont extrêmement rares.
Sur plus d’une vingtaine de compagnies contactées ayant des produits susceptibles d’attirer l’attention des services secrets étrangers, une seule a accepté de discuter de son expérience. Toutes les autres nous ont poliment, mais très fermement fait comprendre que la question n’est pas d’intérêt public. Ceraines ont même laissé entendre que rien ne prouvait que nous n’étions pas des agents en quête d’informations sensibles!
Novo technologies est une PME de logiciels de la capitale se spécialisant dans les systèmes de messagerie vocale et de gestion de centres d’appels de type 9-1-1. Il y a quelques années, un distributeur chinois promet de vendre ses produits. Soudainement, après avoir reçu les logiciels, la société se dissout, copie les produits et coupe tous les liens avec le Québec. «Il n’y a pas de copyright. C’est probablement le pire pays [pour ce genre pratique]», expose le directeur des ventes, Pascal Boivin.
«Depuis, il y a eu un changement de mentalité. À l’international, on prend des précautions.» Il fait maintenant appel aux services des ambassades canadiennes afin de juger de la fiabilité des clients et de valider les renseignements fournis. En cas de doutes, il s’abstient au risque de perdre des contrats.
La prise de conscience de Novo technologies devant la menace semble représentative de l’esprit qui règne au sein des entreprises québécoises. Officier de liaison pour Mégaprobe, une firme de détectives, Michel Charbonneau indique que certaines font même suivre leurs employés lors des voyages d’affaires. Des chaperons qui éloignent ceux qui voudraient gentiment offrir des verres de trop et qui imposent un couvre-feu histoire de minimiser les risques.
Selon lui, le principal danger demeure toutefois l’infiltration de la compagnie ou la corruption d’un employé. Pour intégrer une entreprise, il explique que les pays étrangers envoient ici des «immigrants» avec un «background» inventé de toutes pièces. Ces immigrants postulent ensuite dans 3 ou 4 entreprises ciblées et transmettent des renseignements dès qu’ils obtiennent un emploi.
La technique habituelle veut, comme le faisaient les Russes dans le cimetière Côte-des-Neiges de Montréal durant les années 1960-1970, que l’on choisisse l’identité d’un enfant mort en bas âge pour la couverture des agents. «Les méthoes n’ont pas changé.»
Et devinez vers qui se tournent les grandes entreprises pour se faire conseiller en matière d’espionnage? Nos anciens agents du SCRS ou de la GRC, jeunes retraités dans la cinquantaine qui ne tournent pas le dos aux dollars du privé.



Secret défense

En moins de deux ans et demi, trois tentatives d’infiltration ont été déjouées au Centre de recherche militaire de Valcartier. Et on ne parle ici que des opérations connues.
«C’est un lieu de prédilection pour l’espionnage», lance d’emblée le responsable de la sécurité nationale et de la sûreté des quelque 150 bâtiments du Centre, Laurent Dinel. Il insiste beaucoup sur le caractère «connu» des trois essais qui ont été mis à jour. Que voulez-vous, personne n’est à l’abri et il est très difficile de déterminer si un pays étranger développe la même technologie que nous parce qu’il nous l’a volée. Qui s’en vanterait?
Vous vous demandez sûrement qui veut entrer au Centre de Valcartier avec tant d’insistance. Vous ne le saurez pas! Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) craint trop les imbroglios diplomatiques pour nous le dévoiler. Néanmoins, nous avons pu obtenir quelques bribes d’informations. Toutes les attaques ont été orchestrées par un de nos grands amis européens se disant membre du club sélect des champions de l’espionnage économique. Voilà, c’est tout. Nous ne pouvons vous en dire plus.
Les tactiques utilisées? Trois cas, trois méthodes, explique M. Dinel. La première fois, on a opté pour le classicisme. L’agent, toujours très bien renseigné, débarque au pays pour une visite anodine. Tant qu’à être dans la région, pourquoi ne ferait-il pas une petite visite à Valcartier, toujours pour des futilités. Une fois sur place, il demande à brûle-pourpoint à son guide de rencontrer le chercheur Untel. Désemparé, ne voulant pas froisser son hôte, l’accompagnateur n’a pas le temps de faire les vérifications nécessaires.
Les services secrets étrangers savent que les cherceurs n’ont pas la langue dans leur poche. Voilà pourquoi ils veulent à tout prix les rencontrer. «Il n’y a rien de plus facile que de faire parler un scientifique», s’exclame M. Dinel. Offrez-lui un interlocuteur qui semble connaître ses travaux et il déblatère à souhait.
S’étant fait pincer, le pays en question a ensuite présenté la candidature d’un de ses «scientifiques» dans le cadre d’un programme d’échange. Il posait trop de questions. Devant ce nouvel échec, l’allié a multiplié les démarches afin d’obtenir le contrat de sous-traitance de fabrication de clefs par l’entremise d’une société bidon. Pressés, les «serruriers» ont essayé de voler des renseignements dès leur première visite.

Au plus offrant
À l’ère de l’informatique, les espions utilisent de plus en plus l’Internet. «On a beaucoup de demandes de l’étranger par Internet», signale M. Dinel. Les présumés agents ne se montrent pas trop gourmands au début. Mais, le contact bien établi, les questions deviennent nettement plus pointues. Tant et aussi longtemps que le scientifique québécois a la parlote et que M. Dinel n’est pas averti, on poursuit la discussion.
«On n’a pas juste des demandes. On a des offres aussi», confie le chef de la sécurité. Certains chercheurs étrangers aimeraient bien obtenir quelques dollars en échange de leur savoir. Et il semble qu’ils puissent trouver une oreille attentive en nos contrées. Un exemple? Récemment, M. Dinel a transmis au «QG» d’Ottawa un message ressemblant à ceci: «Je viens de l’Ukraine. Je peux donner des informations sur les sous-marins russes.»

James Bond
L’espionnage ne se limite évidemment pas à la collecte de renseignements sur le territoire canadien. Les experts qui se rendent à l’étranger sont extrêmement vulnérables puisque peu, voire pas du tout protégés par les législations du pays d’origine. M. Dinel rencontre donc tous les employés du Centre avant leur départ. On nage ici en plein scénario de film hollywoodien. «C’est comme dans les films de Jame Bond», illustre-t-il.
Durant l’été de 1998, un scientifique du Centre se rend à Moscou. Arrivé à l’hôtel, on le fait poireauter durant cinq heures avant de lui donner accès à sa chambre pourtant réservée longtemps à l’avance. Exaspéré, fatigué, le décalage horaire pesant sur ses paupières, il peut enfin enlacer Morphée. Dès lors, on l’appelle à toutes les heures pour lui offrir une prostituée. Le but est simple. On le filmera puis le fera chanter.
Même lorsqu’ils veulent quitter le pays pour se prélasser sur les plages dorées de l’Amérique centrale, les scientifiques doivent rencontrer M. Dinel. – Es-tu vulnérable? – Je suis marié et homosexuel. – Attention! Pas question d’avoir tes pièces d’identité du Centre avec toi. Et n’oublie pas, les femmes de chambre peuvent fouiller tes bagages pour le compte du gouvernement. «Ça existe encore!» s’exclame à nouveau M. Dinel.
On aura compris que la sécurité est une priorité au Centre de Valcartier. N’y entre pas qui veut et, surtout, n’y travaille pas qui veut. Plus vous aurez accès à des informations sensibles, plus on scrutera votre passé. Diplômes, emplois précédents, marge de crédit, casier judiciaire, etc. pour les moins à risque. Les moindres détails des 10 dernières années de votre existence pour ceux qui auront accès aux dossiers classifiés. Parents, voisins, collègues de travail… seront questionnés.
Des patrouilleurs vérifient également à tout moment si des dossiers traînent sur les bureaux, si les classeurs sont cadenassés et si le Local pour conversations sensibles (LCS) n’est pas truffé de micros. Les téléphones et télécopieurs sont cryptés, les caméras et enregistreuses interdites, etc.
Bien entendu, M. Dinel demeure extrêmement terre à terre. Malgré toutes les mesures mises en place, on ne peut arrêter tous les agents. Le but n’est que de retarder la menace. «Plus on met de pelures d’oignon autour du coeur, plus c’est difficile [d’y accéder].»