Société

Les armes à feu aux États-Unis : La religion du pistolet

Dégoûté par les fusillades qui ont fait la manchette ces dernières semaines, Bill Clinton tente de faire voter une loi contrôlant la vente des armes à feu. Mais les membres de la National Rifle Association ne veulent rien savoir. Portrait d’une guerre à finir.

Alors que l’Amérique tout entière tente de se remettre des meurtres à répétition qui ont fait la manchette ces dernières semaines, le grand hall du Cow Palace, perdu dans la banlieue sud de San Francisco, accueille comme tous les quinze jours un des nombreux gun shows qui font l’affaire des Américains ultraconservateurs.
À l’entrée du large stationnement rempli de pick-up, un gardien portant des bottes en crocodile ordonne aux visiteurs, dans un anglais du Sud à trancher au couteau, de payer les sept dollars réglementaires. Nous devons laisser notre appareil photo dans le coffre de notre véhicule. Quant aux cartes de presse, aussi bien ne pas les montrer.
Les tourniquets donnent accès au premier stand, celui de la police de San Francisco. Elle y présente son travail, mais surtout son équipement pare-balles et ses armes. Le stand est pratiquement déserté par des visiteurs autrement plus intéressés par les milliers de modèles de revolvers et pistolets étalés sur les autres tables.
Du Colt 45 au M16 américain, en passant par le 357 Magnum, les fusils de chasse ou les lunettes à infrarouge pour les tirs nocturnes, les visiteurs trouvent de tout sur les étalages du Cow Palace. La lumière du jour se faufile mal entre les vitres sales de l’édifice. Assez pourtant pour illuminer de ses rayons tamisés le modèle vieillissant d’un AK47 exposé comme un trophée par un vétéran du Vietnam.
«Il n’est pas trop pesant, et le recul n’est pas trop fort.» À quelques mètres de là, un armurier vante l’usage efficace et bon marché d’un Smith et Wesson 9 mm. Derrière lui, quelques curieux écoutent les conseils avisés d’un spécialiste des renseignements. Il propose du matériel à infrarouge haute technologie. Cette lunette, qui se fixe à une arme de longue portée, permet de voir en pleine nuit à plusieurs kilomètres.

Mitraillette à coller
Les arguments utilisés par les amateurs d’armes prennent racine dans le Second Amendment de la Constitution américaine: tout citoyen américain a le roit de porter une arme à feu. «A man with a gun is a citizen. A man without is a subject», peut-on lire sur des autocollants. Bienvenue dans le pays du me, myself and my gun, où tout est permis.
Tout est permis… ou presque. L’État californien, par exemple, interdit la vente de fusils d’assaut de type militaire et d’armes automatiques. Qu’à cela ne tienne, au Cow Palace, le M16 s’achète en pièces détachées. Le consommateur, une fois dépassées les portes du gun show, n’aura qu’à suivre les indications du mode d’emploi pour monter, comme un modèle à coller, un engin automatique pouvant tirer plus d’une centaine de balles à la minute.
L’Amérique profonde, hantée par ses démons, déambule entre les étalages. Des hommes, des femmes, souvent des familles viennent chercher des conseils, des munitions ou une petite dose d’adrénaline. Heureux de tenir un revolver dans ses mains, un homme dit à un vendeur: «C’est comme si j’avais une deuxième paire de couillesª.»
Aux États-Unis, la question du port d’armes est éminemment politique. Plusieurs stands d’organisations politiques vantent d’ailleurs le droit au port d’armes. On ne se gêne pas pour attaquer ouvertement le président Clinton, avec des slogans provocateurs du style: «We need guns to protect the country from the federal governement». On utilise aussi des propos purement racistes, comme «Stop all foreign aid». Bref, un mélange explosif de paranoïa, de xénophobie et de fanatisme. «Préservez votre droit de protéger votre famille» est l’un des arguments préférés du lobby pro-armes.
Et puis, il y a encore les tatouages sans équivoque que portent certains miliciens venus faire leur magasinage. L’un d’eux affiche une croix gammée sur la main. D’autres vendent d’anciens uniformes de SS conservés précieusement dans leur grenier ou de la documentation sur le nazisme.

Le gros bon sens
«Votre problème à vous, Canadiens, c’est qu’il n’y a rien dans votre Constitution qui concerne les armes à feu!»
Les militantsde la National Riffle Association (NRA), un des lobbys les plus puissants de Washington, ont installé leur stand à l’entrée du Cow Palace. Pour eux, ce gun show est spécial. En effet, c’est aujourd’hui que leur association lance une super campagne de pub à la télé. Le président de la NRA, Charlton Heston, y accuse sans détour Bill Clinton d’être un menteur. En tout, près d’une douzaine de messages publicitaires attaquant les démocrates seront présentés dans les semaines qui viennent. Cette campagne coûtera plus de deux millions de dollars à l’association de défense du port d’armes.
Mais la guerre des mots entre la Maison-Blanche et les dirigeants de la puissante NRA est déjà largement entamée. Il y a trois semaines, le président Clinton qualifiait la NRA d’organisation bornée qui refuse tout contrôle raisonnable des armes à feu. Wayne LaPierrre, le vice-président charismatique de la NRA, a affirmé sur les ondes du réseau ABC que le président Clinton et le candidat démocrate Al Gore récupèrent les drames des récentes fusillades à des fins politiques.
La réponse de Clinton ne s’est pas fait attendre. Le lundi 13 mars, il accusait à son tour la puissante NRA de s’opposer de tout son poids au moindre geste susceptible de rendre le pays plus sécuritaire. «Ils sont contre toute mesure préventive, même si elle permetrait aux autres Américains de vivre dans un pays plus sécuritaire», ªdéclarait le président à la presse.
Suite à ces échanges de tirs politiques, la question du contrôle des armes à feu aux États-Unis se retrouve au milieu de la campagne présidentielle.
Au Congrès, le président Clinton tente actuellement de convaincre les républicains d’accepter la «loi du bon sens»ª, une loi fédérale qui garantirait un plus grand contrôle des armes à feu. L’an dernier, les représentants au Congrès du Grand Old Party (le parti Républicain) avaient refusé d’adopter cette loi, jugée trop brouillonne et dangereuse.
Clinton, en fin de mandat, revient donc à la charge et insiste pour que la loi soit votée vant le 20 avril, date du premier anniversaire de la triste fusillade du Columbine High School au Colorado. Cette loi viendrait combler un vide juridique au niveau fédéral car les seules lois sur les armes à feu actuellement en vigueur sont celles des États et des municipalités.
Cette «loi du bon sens» prévoit un délai d’au maximum soixante-douze heures pour l’obtention d’un permis d’armes lors des gun shows. Actuellement, dans plusieurs États, vous n’avez pas besoin d’attendre pour acheter une arme dans un gun show. Vous donnez votre argent au collectionneur, et il vous remet votre joujou.
En Californie, un État reconnu pour être de couleur démocrate, ce délai est de dix jours, ce qui ne fait pas l’affaire des vendeurs d’armes présents au gun show du Cow Palace. On peut lire sur les affiches d’un kiosque: «Dix jours? Vous savez de quel bord voter aux prochaines élections!» ª
Le projet de loi proposé par Bill Clinton prévoit aussi de rendre obligatoire un système de sécurité sur chaque fusil, qui ferait en sorte que l’arme ne pourrait être utilisée que par son propriétaire. Ce genre de mécanisme aurait permis d’éviter la mort de Kayla, cette élève du primaire abattue par un autre enfant il y a quelques semaines au Michigan.Mais la NRA ne veut rien entendre, allégant qu’un tel précédent réduirait la portée du Second Amendment.
Wayne LaPierrre, de la NRA, est catégorique. Dans un vidéo présenté sur le site Internet de l’organisation, il explique que «cette loi insulterait les propriétaires d’armes à feu, et ne changerait strictement rien sur le contrôle des armes. En limitant le droit des citoyens de se défendre, cette loi va coûter plus de vies qu’elle va en sauver.»


Palme d’or pour la Californie

La Californie, loin devant le Texas, est l’État champion des meurtres par arme à feu (autour de quatre mille par année pendant les cinq dernières années). Les morts causées par des armes à feu représentent la deuxième cause de décès chez les jeunes de dix àvingt-cinq ans, et la première chez les Noirs de cette même tranche d’âge.
Dans cet État, le permis de port d’armes est obligatoire, mais très simple à obtenir: tout ce qu’il faut, c’est avoir dix-huit ans et un permis de conduire. Les mineurs peuvent posséder une arme avec l’autorisation de leurs parents.
Plusieurs lois pro-contrôle sont actuellement en examen, qui interdirait certaines armes semi-automatiques, de même que les Saturday Night Specials des gun shows où l’on peut acheter une arme jusqu’à 50 % de rabais.


Quelques chiffres

* 192 millions: le nombre d’armes à feu que possèdent les Américains. Parmi ceux-ci, 65 millions sont des armes de poing.
* 32 436: le nombre de personnes tuées par des armes à feu aux États-Unis en 1997.
* 190: le nombre d’homicides commis dans une situation de légitime défense en 1997.
* Une arme à la maison a vingt-deux fois plus de chances de tuer un membre de la famille que de servir dans une situation de légitime défense.
* 11: le nombre d’enfants et d’adolescents tués par balle chaque jour en 1997 aux États-Unis.
* 2: le nombre de personnes tuées par balle en 1996 en Nouvelle-Zélande. Au Japon, c’est 15; en Angleterre, 30; et au Canada, 106.

Source: Center to Prevent Handgun Violence http://www.handguncontrol.org