

Daniel Lemire : De l’humour et des restes humains
Comme pour calmer la tempête qui vient de secouer l’humour québécois, l’un de ses plus brillants représentants vient nous rappeler que rire peut se faire au-delà du ras des pâquerettes. Un retour à la scène attendu, après un retrait nécessaire de quelques années.
Tristan Malavoy-Racine
Photo : Benoit Aquin
1982. Un jeune humoriste nommé Daniel Lemire se distingue aux Lundis des Ha! Ha!
1983. Son premier one man show fait un tabac au nouveau Festival Juste pour rire.
1989. Lemire fait l’humour, son quatrième one man show, est encensé par le public et la critique. Radio-Canada diffuse le spectacle. Cote d’écoute: 1 755 000 téléspectateurs.
1990-1998. Lemire va de succès en succès, se forgeant une réputation d’humoriste respectable et respecté.
1999. Il peaufine une pièce de théâtre sur la Crise du verglas, de même qu’un film sur les banques et la mondialisation. Pour diverses raisons, entre autres l’inertie de Téléfilm Canada, le tout reste sur la glace.
2000. Oncle Georges et Ronnie foulent à nouveau les planches. Après deux ans et demi durant lesquels on a peu vu Daniel Lemire, sinon au Bye Bye 1998, qu’il avait lui-même conçu, l’humoriste reprend du service. «Quel bonheur! J’ai eu le temps de m’ennuyer de la scène, et ça, c’est une condition de base.»
Comme pour faire exprès, le silence de Lemire a été rompu, peu avant la première de son septième one man show, par l’affaire dite «Pinard». Affaire qui a dégénéré en quasi-crise de société, où Lemire s’est vu attribué l’un des premiers rôles, du côté des bons, va sans dire. Mais parlons d’abord, et surtout, du spectacle. Parce que s’y trouve l’essentiel de ce que l’humoriste a à dire par les temps qui courent.
Il s’agit d’un spectacle éponyme où Lemire, plus encore que dans les précédents, débusque ce que l’actualité a d’ironique ou de révoltant. Dix-sept sketches touffus, en plus d’un numéro de stand-up, en lever de rideau, pour dérider le public. Un feu roulant de caricatures, de satires, de portraits cyniques et très drôles, qui suscitent autant la réflexion que le rire à gorge déployée, quoi qu’en aient dit deux ou trois critiques au sens de l’humour douteux.
Le spectacle est aussi l’oeuvre de Jean-Pierre Plante, qui collabore à l’écriture depuis bientôt 15 ans, et du comédien Michel Côté, gand ami de Lemire, qui a signé la mise en scène. Entre autres acolytes, on retrouve aussi le directeur musical Claude Lemay, alias Mégo.
Lemire se paie donc une grosse production, avec décors virtuels, effets sonores complexes, accessoires de scène étonnants (dans un sketch sur les sports extrêmes, on voit l’humoriste agrippé à un mur d’escalade, entre ciel et terre). «La Boîte noire, le dernier show, avait été assez sobre, côté mise en scène. Cette fois-ci, on voulait faire autrement, et les gags se prêtaient à un certain déploiement. D’autant plus qu’on ne joue que dans des grandes salles, alors il faut occuper l’espace autant que possible.»
Mieux vaut en rire…
On retrouve ainsi Ronnie, le musicien paumé, la rock star de sous-sol, qui s’est recyclé en guitariste classique. Faut-il y voir un clin d’oeil à Analekta, la maison de disques spécialisée en musique classique et qui, fait surprenant, a produit le nouveau spectacle?
Quant à Oncle Georges, le sympathique charlatan, il s’adresse à une nouvelle clientèle, celle des p’tits vieux. «Oncle Georges en gériatrie, je trouvais ça naturel parce qu’on parle souvent aux personnes âgées comme à des enfants. Et Oncle Georges n’est pas fou: avec le vieillissement de la population, c’est là qu’il y a de l’argent à faire!»
Mis à part les personnages connus, Lemire tire à boulets rouges sur l’insubmersible Jean Chrétien – ici accueillant des réfugiés kosovars -, sur les banques ou sur les bonzes de l’industrie du tabac. Dans ce cas-ci, le personnage incarne les travers de toute une industrie. «Les gens savent bien que les compagnies de tabac leur jouent dans le dos depuis des années. Camoufler des informations comme ça, c’est proche du banditisme. Alors je me suis dit: on va créer le représentant d’une compagnie, arrogant et épais, qui raconte que les effets nocifs du tabac sont une invention.» Le personnage, caricatural bien sûr, donne la nausée. De quoi arrêter de fumer…
Ridiculiser pour mieux critiquer, telle est la méthode Lmire, qui se garde bien d’employer d’autres arguments que ceux du rire. «Le danger, c’est de tomber dans l’éditorial, et ça, c’est beaucoup moins drôle.»
Jean-Pierre Plante, complice de l’humoriste à la rédaction des textes, aide ce dernier à trouver le ton juste pour développer ses sujets. Une ou deux fois par semaine, autour d’un journal et, souvent, d’un porto, les copains refont le monde. «C’est très informel. Certains jours, on ne trouve rien, mais on en profite pour parler de toute sorte de choses. Jean-Pierre est quelqu’un de très cultivé, au courant de tout, alors on échange, on règle le sort du monde, et de temps en temps on tombe sur un thème à exploiter. C’est ça, la vie, pour moi, apprendre des choses, m’instruire, échanger. J’entendais récemment quelqu’un dire: ÷"Un humoriste, c’est fait pour amuser, pas pour penser." Aille!» D’autant que ce «quelqu’un» fait partie des «collègues»…
… que d’en pleurer
La Bruyère a dit: «Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.» Charles Chaplin, lui, disait qu’il fallait s’empresser de rire des choses de crainte d’avoir à en pleurer.
Les grands comiques ont toujours placé l’humour à 100 lieues du gag banal. Pour eux, le rire est un baume, une catharsis, une manière subtile de dire le monde et ses absurdités. Chez Lemire, l’humour est aussi un art, à la fois simple et exigeant. Il le situe entre la prise de conscience et la simple dilatation de la rate. «Il y a deux aspects dans le rire. L’aspect intellectuel, d’abord, le mécanisme qui déclenche le rire et par lequel on peut faire passer un message. Et l’aspect physique, très important. Rire, ça irrigue le cerveau.»
Puis il y a les feux de la rampe. Lemire, et on oublie souvent de le dire, est un grand showman, une bête de scène pas bête pour deux sous, qui a un génie certain des planches et du contact avec le public. «Moi, j’aime faire rire, c’est fondamental, intrinsèque. Voir une salle crouler de rire, c’est vraiment une jouissance pour moi. E si je peux mettre un peu de contenu là-dedans, sans non plus jouer à Moïse, j’adore ça.»
Il y a là, aussi, un moyen pacifique de dire sa colère, de protester sans pour autant poser des bombes. Et la colère, elle semble quotidienne, chez lui. Elle guette et éclate, devant la moindre aberration de la vie moderne. «T’oublies tes gants à la banque au coin de la rue. Rendu chez toi, tu leur téléphones pour qu’ils les mettent de côté, mais tu te retrouves à Toronto, dans un dédale de messages enregistrés. C’est honteux. C’est ça que ça donne, la centralisation.»
Dans le numéro sur les institutions financières, l’humoriste n’y va pas de main morte. Une caissière de banque se montre odieuse devant un modeste chômeur venu ouvrir un compte. Presque rien à déposer? La banque ne peut satisfaire à sa demande, dit-elle en substance. Mais quand un escroc arrive avec 250 000 $ en liquide, pas de problème, voilà un client «respectable».
Sans jouer les Robin des Bois, Lemire crie l’injustice haut et fort. Certains ont parlé d’un humour responsable… Pas sûr qu’il tienne à assumer tout ce que le mot signifie. Un humour pertinent, pour le moins. À côté de ça, plusieurs humoristes, avec leurs sempiternelles jokes de blonde ou leur humour pipi-caca, nous rappellent davantage que l’homme descend de la bête que ce en quoi il s’en est distingué.
Pour le rire et pour le meilleur
Puisque Lemire nous amène lui-même sur le terrain, revenons un temps sur la crise humoristique des dernières semaines. «On ne vit quand même pas dans un État totalitaire, on ne peut pas dire: ceci devrait exister, mais pas cela. Sauf qu’il est faux de dire que si on n’aime pas ça, on n’a qu’à changer de poste. Je pensais ça, avant, mais on entend tellement de choses qui n’ont aucun sens, à des heures de grande écoute, que c’est inévitable… On est en contact permanent avec des niaiseries.»
Plusieurs en ont fait le défenseur d’un humour sain et convenable, ce qu’il a du mal à endosser. «Je n’ai de leçon à donner personne. Il y en a plusieurs qui font des trucs intéressants, d’ailleurs. Sol, Yvon Deschamps, mais aussi Mario Jean, François Pérusse… Je n’ai pas compris qu’on me place au-dessus de la mêlée.»
C’est peut-être parce qu’on connaît son franc-parler, son discours que ne régit pas la loi du silence, qu’on lui a tendu le micro sous le nez. «Au moins, ça a stigmatisé toute cette problématique. Ça prouve qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, que tôt ou tard, ça nous retombe sur le nez. Mais bon, il n’y a pas eu mort d’homme, et il faut relativiser l’importance de tout ça», soutient-il, rejoignant ainsi les propos de Guy A. Lepage.
La charge de Lemire ne se limite pas à l’humour. «Dans le journalisme, il y en a aussi quelques-uns qui font dur. Quand je suis assis avec ma fille, devant la télé, et qu’on me donne tous les détails de la relation Clinton-Lewinsky, le cigare dans le vagin et tout, je trouve que ça va un peu loin. Ou encore quand j’entends Paul Arcand, son discours démagogique… Après, ces gens-là disent "L’humour vole bas." Il me semble qu’on pourrait étendre le débat.»
Lemire n’hésite pas non plus à s’en prendre aux carriéristes de l’humour. «On ne peut pas faire, chaque jour, deux heures de bon humour à la radio ou à la télé. On raconte n’importe quoi, à ce moment-là.» Mais ce qui l’irrite par-dessus tout, c’est la prétention. «Certains considèrent que ce qu’ils écrivent, c’est la Bible. C’est ça qui me désole et que j’ai soulevé, mais il y en a qui ont repris ça et on fait de moi un ayatollah de l’humour. Je n’ai pas aimé ça. Faut dire que je ne suis pas très corporatiste, moi. Ce n’est pas parce qu’on fait tous de l’humour qu’on est obligé de se tenir.»
Aussi n’a-t-il pas de scrupules à critiquer publiquement le dernier Gala des Oliviers. «C’était vraiment très mauvais. Mauvais et souvent bas de gamme. Quand t’entends des humoristes plus ou moins connus traiter Sol de "clown asthmatique"… Y a des limites! Quand ils arriveront à sa cheville, ils pourront peut-être se permettre d parler. Ce n’était sans doute pas voulu, mais ça faisait méprisant. Faites vos devoirs, s’il vous plaît!»
Blague à part
Depuis plusieurs années, Oncle Georges nous vante les mérites de Listerine, le produit qui enlève les maux de la bouche. Quelles sont les exigences de Lemire, avant d’endosser un produit, quand on sait que les humoristes sont de plus en plus présents dans la pub, souvent peu scrupuleux des détours employés pour vendre chewing-gum et compagnie? «D’abord, Listerine a un budget de promotion limité, donc la pub n’est pas diffusée trop souvent. Et on ne demande pas aux gens de boire une bouteille de Listerine par jour! Ça n’incite pas à une consommation à outrance. J’ai déjà eu des offres faramineuses, mais je n’étais pas à l’aise avec le concept. Pour vendre du beurre de pinottes, par exemple. Mais jamais je ne ferais vendre à Oncle Georges un produit destiné aux enfants. Ça n’est pas du tout un personnage pour enfants!» Moins que jamais, d’ailleurs.
«Une fois, j’ai fait un gag où Oncle Georges disait: "Si t’as de la misère à dormir, prends une petite pilule bleue à maman." Après ça, l’Association des pharmaciens a envoyé une lettre ouverte aux journaux disant que j’incitais les gens à prendre des pilules! Aille, look who’s talking!»
Celui qui a été porte-parole d’Amnistie internationale a décidément du mal à tolérer la bêtise, celle des guerres comme la quotidienne. Voilà ce qu’il s’en va dénoncer, à grand renfort de rires, pendant les deux prochaines années – c’est la durée de vie minimale d’un tel spectacle.
Espérons que plusieurs jeunes humoristes iront écouter l’exemple, non pas de correctness, bien sûr, mais d’intelligence et de rigueur.
Il n’y a pas métier plus sérieux que celui de faire rire les gens, dit-on.
Les 3, 5 et 6 mai
Supplémentaires: du 1er au 3 juin
Au Grand Théâtre