L'alcool est-il une drogue? : Gueule de bois
Société

L’alcool est-il une drogue? : Gueule de bois

Les gouvernements pourchassent les vendeurs de mari et harcèlent les compagnies de tabac. Pendant ce temps, l’alcool continue de couler à flots. Selon les plus récentes études, l’alcool cause plus de dommages que les drogues. Ne serait-il pas temps d’appeler un chat un chat, et de dire que l’alcool est une drogue?

«Cessons de jouer à l’autruche: l’alcool est la drogue la plus dévastatrice qui soit.» Dans un texte paru la semaine dernière dans l’hebdo américain Newsweek, Anna Quindlen, une ancienne columnist au New York Times et lauréate du prestigieux prix Pulitzer, accuse l’alcool d’être une drogue qui s’ignore. Pire, dit-elle: craignant de diluer leur message, les organismes qui luttent contre les drogues illicites ne combattent pas l’alcool, car apposer le sceau «drogue» à la petite bière froide que l’on boit en arrivant à la maison après le travail aurait pour effet de diluer leur message. Et pourtant…
«Les décès imputables à l’alcool sont quatre fois plus nombreux que les décès reliés à la consommation d’autres drogues, écrit Quindlen. Et plus de la moitié des cas de violence conjugale et d’agression sexuelle sont commis sous l’influence de l’alcool. En 1995, quatre personnes en probation sur dix ont avoué avoir commis leurs actes criminels sous l’influence de l’alcool, alors que seulement une personne sur dix avouait avoir consommé des drogues illicites.»
Et, sur le plan financier, les conséquences de l’abus d’alcool sont également bien tangibles. Rien qu’aux États-Unis, les chercheurs estiment que les coûts sociaux engendrés par l’abus d’alcool (accidents, problèmes de santé, perte de productivité) sont de 167 milliards de dollars par année. En contrepartie, la vente d’alcool ne verse que 17 milliards dans les coffres du gouvernement. Chaque année, les étudiants américains dépensent 5,5 milliards en alcool, soit davantage que pour les livres, le café, le jus, le lait et les boissons gazeuses réunis!
Michel Perron, du Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme, explique qu’il est difficile de faire passer le message. «Les gens considèrent rarement l’alcool comme une drogue, mais c’en est bel et bien une. C’est un sédatif hypnotique. Et l’alcool est bien plus dangereux de la marijuana, ou n’importe quelle autre drogue: en fait, il n’y a que le tabac qui tue davantage que l’acool! Les gens de l’industrie de l’alcool n’aiment pas le mot "drogue", tout comme l’industrie pharmaceutique déteste que ses produits soient appelés "drogues". Mais il faut admettre que l’alcool est une drogue légale, et que bien des gens ne devraient pas en consommer du tout.»

Une drogue bénéfique
«Sur le plan médico-scientifique, c’est vrai, l’alcool est une drogue légale; mais sur le plan socioculturel, c’est un produit de consommation», rétorque Hubert Sacy, directeur général d’Éduc-Alcool.
Fondé en 1989, cet organisme (qui regroupe des «partenaires de l’industrie des boissons alcooliques») organise des programmes d’information et de prévention pour aider les gens à prendre des décisions responsables face à la consommation d’alcool. «La modération a bien meilleur goût», c’est eux. Selon monsieur Sacy, l’alcool ne devrait pas être considéré comme une drogue, parce qu’il n’est ni bon ni mauvais: tout dépend de la façon dont on l’utilise. «Même si, techniquement, l’alcool est un psychotrope, il est tellement ancré dans nos habitudes sociales qu’on ne peut tout simplement pas le considérer comme tel. Et on remarque par ailleurs que boire de l’alcool n’est pas une activité en soi, mais une activité d’accompagnement. Par exemple, on discute en prenant une bière, ou on dîne en buvant du vin. À l’inverse, la principale activité de quelqu’un qui se pique, c’est de se piquer, et rien d’autre.»
De plus, ajoute-t-il, l’alcool est la seule «drogue» qui, consommée avec modération, soit bénéfique pour l’organisme. «Aucune drogue ne peut prévenir les accidents cardiovasculaires mieux qu’un ou deux verres d’alcool par jour! La nocivité n’arrive qu’à partir d’un certain niveau de consommation. Mais les drogues illicites, elles, ne sont jamais bénéfiques: la cocaïne, même en petites quantités, c’est un poison pour l’organisme…»
Et les chiffres? Ils sont alarmants, non? «Il y a plus d’accidents de la route que d’accidents en bungee. Mais ça ne veut pas dire que conduire une voiture est plus dangerex que sauter en bungee! Comme 81 % des Québécois de plus de quinze ans consomment de l’alcool, c’est certain que les 3 ou 4 % qui ont des problèmes avec l’alcool sont plus nombreux que ceux qui ont des problèmes avec les drogues illicites. N’importe quelle drogue peut être considérée comme la plus dommageable: il suffit de faire parler les chiffres comme on veut… Mais pourquoi dire à l’immense majorité des buveurs – ceux qui n’auront jamais de problèmes avec l’alcool – que c’est mal?»

Le retour de la prohibition?
Que propose Quindlen, quand elle dit considérer l’alcool comme une drogue? Elle ne prône pas le retour de la prohibition, mais elle encourage l’auto-prohibition. «Ce n’est pas facile, écrit-elle, puisque l’alcool fait partie de nos habitudes de vie. Mais il faut le faire. On prévient bien nos jeunes des dangers du crack, n’ayons pas peur de leur dire aussi que l’alcool est un psychotrope, et que plusieurs personnes ne devraient jamais en consommer, un point c’est tout.»
«Ce qui est complexe avec l’alcool, explique Hubert Sacy, c’est que le message qu’on lance ne peut jamais être simple. Par exemple: la modération, qu’est-ce que ça veut dire? Ça varie d’une personne à l’autre, ça varie en fonction de ta santé physique, de ta santé psychique, des circonstances, etc. Ce n’est pas évident de dire aux gens: "Faites ceci, ne faites pas cela!" Il y aura toujours des gens qui seront vulnérables à l’alcool et qui ne devraient jamais boire. Mais la société considère qu’en général, il y a plus d’avantages à permettre la consommation d’alcool qu’à l’interdire. Et, de toute façon, les gens n’acceptent pas les interdits qu’ils trouvent stupides. Le message à véhiculer, c’est: "Connais tes limites, établis-les et respecte-les."»


Quelques statistiques concernant l’alcool

* Les jeunes qui commencent à consommer de l’alcool avant l’âge de quinze ans sont quatre fois plus susceptibles de devenir alcooliques que ceux qui commencent à boire à vingt et un ans.

* Un tiers des adolescents américains ont admis avoir consommé de l’alcool pour la première fois avant l’âge de treize ans.

* Les filles commencent à boire de plus en plus tôt. En 1995, 31 % des Américaines ont admis avoir consommé de l’alcool pour la première fois entre dix et quatorze ans, alors qu’elles étaient 7 % en 1965.

* En 1996, 902 personnes sont mortes au Québec des suites d’un accident d’auto. Dans 31 % des cas, l’alcool était impliqué. À l’échelle canadienne, ce chiffre grimpait à 40 %.

* En 1992, au Canada, l’alcool a causé 6701 décès et 86 076 hospitalisations, alors que les drogues illicites ont causé 732 morts et 7 095 hospitalisations.

* Les automobilistes en état d’ébriété tuent 4,5 personnes chaque jour au Canada.

* En 1999, aux États-Unis, 38 % des accidents de la route comptant au moins une victime étaient reliés à l’alcool. La veille du jour de l’An, ce nombre grimpait à 51 %.

* En 1998, une étude de l’Université de Washington a statué qu’un foetus exposé à l’alcool sera davantage susceptible de commencer à boire dès l’adolescence; cette corrélation est même plus importante que l’antécédent familial en matière d’abus d’alcool.

Source:
Drug Strategies, Mothers Against Drunk Driving