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250e anniversaire de Bach : La passion selon Bach
Deux cent cinquante ans se sont écoulés depuis sa mort et pourtant Johann Sebastian Bach est toujours au coeur du monde musical. Se refusant à prendre une ride, son oeuvre, en plus de le rendre immortel, est devenue la bible des musiciens. Bach serait-il le dieu de la musique? Nous en avons discuté avec TON KOOPMAN, ANDREAS STAIER, CHARLES DUTOIT, BERNARD LABADIE, DAVE BRUBECK et RITCHIE BLACKMORE.
Nicolas Houle
Johann Sebastian Bach est l’homme de deux passions: la musique et la religion. Huitième enfant d’une grande famille de musiciens, il naît le 21 mars 1685 à Eisenach, dans l’Allemagne protestante et réformée de Luther. Il apprend très jeune les rudiments de l’orgue, du clavecin et du violon. Excellent élève, il devient bientôt un organiste redoutable: l’histoire veut qu’on ait organisé une joute musicale à Dresde qui l’aurait opposé à un célèbre organiste français, Louis Marchand. Or le duel n’eut jamais lieu, Marchand ayant fui en catimini la nuit précédant l’événement.
Après avoir prêté ses talents à divers aristocrates, pour lesquels il a composé notamment les Suites pour violon et violoncelle seuls, les Concertos brandebourgeois et Le Clavier bien tempéré, Bach décide de conjuguer ses deux passions en devenant cantor – maître de chapelle et maître de choeur – à Leipzig, en 1723. C’est là que grandissent ses 20 enfants (10 décéderont en bas âge) tous dédiés à la musique. C’est là aussi que le prolifique compositeur écrit ses plus grands chefs-d’oeuvre: ses Passions, la Messe en si, L’Offrande musicale, et ses quelque 300 cantates.
Pourtant, Leipzig n’est pas tellement fière de son cantor. La communauté trouve ses oeuvres beaucoup trop complexes et beaucoup trop émotives. Aussi Bach est-il en brouille constante avec ses employeurs, car s’il est un point sur lequel il est intransigeant, c’est bien la musique. Un de ses turbulents étudiants ayant voulu le confronter l’a appris à ses dépens: «Ton basson vêle comme une vieille chèvre», lui aurait-il dit, en dégainant l’épée. Bach continuera donc de défriser les bigots avec son intense jeu d’orgue, puis se mettra peu à peu à des compositions qui n’intéresseront que lui et qui feront office de testament, telle L’Art de la fugue. Atteint de cécité, il meurt en 1750 des suites d’une opération aux yeux.
Le génie de l’apprentissage
Pour Bach, ordre, travail et rigueur constituaient la base du quotidien. Ce credo lui paraît même suffisnt pour expliquer son talent: «Quiconque s’appliquera autant que moi pourra faire ce que je fais», écrit-il. Tournure gentilhomme ou modestie maladive? Quand on songe que cette phrase a été écrite par un homme dont l’oeuvre titanesque compte plus de 1 100 compositions, presque toutes géniales, on ne peut que tiquer. Devant la célèbre citation, le musicien et chef d’orchestre Ton Koopman laisse échapper un rire: «Je n’y crois pas et je ne pense pas que Bach croyait ce qu’il écrivait non plus.» Le jazzman Dave Brubeck, lui, est catégorique: «Faux! Il était surhumain!»
Le pianiste Andreas Staier croit pour sa part que la célèbre phrase ne tient pas tellement du sarcasme ou de l’ironie, car Bach, plus qu’un artiste surdoué, était un infatigable travailleur. «Si vous regardez ses premières oeuvres, vous verrez qu’elles ne sont pas des réussites totales, elles sont beaucoup trop longues et beaucoup trop complexes. Toutefois, elles ont déjà une incroyable richesse et une inventivité de détails polyphoniques qui demandent non seulement du talent, mais de l’entraînement. Mozart, qui était un enfant prodige, pouvait écrire des choses merveilleuses, or il n’a jamais écrit de fugues, car cela demande une somme de travail considérable.»
Et Bach était un bourreau de travail, un véritable ogre musicien. «Il absorbait toutes les influences des grands de son temps, explique Ton Koopman. On peut les identifier ici et là dans ses premières oeuvres, mais en moins de 10 ans, il a son propre style. À 22 ans, il pouvait écrire des cantates et des fugues, des oeuvres majeures.» Non seulement Bach réutilise-t-il avec inventivité chacun des styles et chacune des techniques de ses prédécesseurs, il pousse à son apogée plusieurs arts dont celui du contrepoint (l’entrecroisement de plusieurs lignes mélodiques), de la polyphonie (la combinaison de plusieurs voix) et de l’harmonie. C’est ainsi qu’il devient, selon le chef de l’Orchestre symphonique de Montréal, Charles Dutoit, «la clé de voûte de l’ensemble des cnnaissances de son temps».
«La musique ne pouvait pas faire autrement que prendre une nouvelle direction après lui parce qu’il était impossible d’aller plus loin dans chacun des chemins qu’il avait visité», ajoute le chef d’orchestre des Violons du Roy, Bernard Labadie. Mais devant pareille maîtrise, comment expliquer que le cantor de Leipzig n’ait jamais écrit d’opéra? «Il maîtrisait tous les éléments de langage qui étaient ceux d’un compositeur d’opéra, fait noter Bernard Labadie. Je pense que tout ce que l’on peut dire, c’est que le genre en tant que tel ne l’intéressait pas ou ne correspondait pas à sa nature.» Certains veulent voir à travers ses Passions ou ses cantates des opéras cachés ou, à tout le moins, la somme des ingrédients nécessaires à créer un opéra. Bernard Labadie nuance: «À mon avis, c’est vers les cantates profanes qu’il faut se tourner, une oeuvre comme la Cantate du café, par exemple, est ni plus ni moins un acte d’opéra.»
La forme parfaite
Aussi admirable soit-elle, la formidable synthèse opérée par Bach ne saurait toutefois expliquer à elle seule l’impérissable objet de fascination qu’est devenue son oeuvre, pourquoi elle résiste au temps, à toutes les lectures. Ton Koopman, qui s’est proposé de compléter la Passion selon saint Marc – ouvrage dont seul le texte nous est parvenu – lève une partie du voile: «Bach peut-être apprécié à différents stades, explique-t-il. Vous pouvez apprécier son oeuvre sans avoir les moindres notions musicales, sans trop savoir ce qui se passe; il vous touchera. Mais plus vous connaissez cette musique, plus vous êtes fasciné par sa puissance architecturale, vous découvrez comment Bach est habile à écrire sur papier les choses les plus difficiles, les mélodies les plus particulières. Je crois que Bach peut vous toucher avec une seule harmonie et instantanément vous vous exclamez: "Mon Dieu!" Ce qu’il fait avec deux ou trois notes, il vous en faut 20 ou 21 pour en faire autant et ce n’est même pas aussi bon!»
Comme si elle se rfusait à toute forme de gratuité, l’oeuvre de Bach brille de sens dans ses moindres recoins. Poutres et chevrons de sa charpente y sont aussi importants que la frise de la façade. Exerçant son art à une époque où la symbolique des nombres était à la mode, Bach, féru de numérologie, a truffé son oeuvre d’éléments symboliques appartenant à cette science des chiffres. Si l’on remplace chacune des lettres de son nom par son équivalent numérique, on obtient le chiffre 14 (2+1+3+8=14); ce sera l’une de ses signatures les plus fréquentes. Le thème de la première fugue du Clavier bien tempéré, par exemple, compte 14 notes et revient 14 fois. La Messe luthérienne, qui évoque la Trinité, compte trois bémols à la clé et ses chorals sont au nombre de 21, soit 3 fois 7, le symbole de la perfection divine. «C’est monumental au point de vue de la concentration intellectuelle, commente Charles Dutoit. Naturellement, ce n’est pas seulement de la musique intellectuelle, c’est de la musique qui parle également aux sens.»
L’oeuvre bien tempérée
Toutes les fioritures et les subtilités de l’architecture musicale du cantor de Leipzig ne sauraient faire obstacle à la transmission de l’émotion. En ce domaine, Bach s’aventure aussi loin que sur le terrain de l’intellect. Sa musique s’en trouve nimbée d’une espèce d’aura de mystère, d’une intensité qui obnubile, qui magnétise l’auditeur: «Bach demande beaucoup d’attention, explique le guitariste Ritchie Blackmore, guitar hero de la musique hard et membre fondateur de Deep Purple. Sa musique n’a rien d’une musique de fond, il s’agit d’une musique dramatique, parfois très sombre et très puissante qui vous prend directement à la gorge, qui vous dit: "Écoutez ça!" Bien qu’elle soit parfois calme, elle n’a rien de relaxant, elle vient toujours vous chercher, fouiller en vous. Je crois qu’en un sens toute musique devrait faire cela.»
Ton Koopman acquiesce. Il voit même là un critère d’interprétation pour quiconque veut s’attaquer à l’oeuvre de Bach: «Il est on de se rappeler que lorsque Bach avait 55 ans, il était toujours aussi vif avec ses pieds sur les pédales de l’orgue, qu’avec ses mains sur le clavier. Il voulait éblouir les gens, étendre le registre de l’orgue à la performance et à la contribution de l’organiste. Alors si on écoute la musique de Bach comme musique de fond, je crois que la performance n’est pas bonne. On ne peut faire autre chose en écoutant Bach, car c’est une musique qui vous submerge d’informations.»
Bach fait plus que s’aventurer tour à tour dans le domaine du rationnel et de l’émotionnel: il célèbre le mariage des deux en réalisant la symbiose parfaite, il parvient à un équilibre indiscutablement réussi qui laisse pantois d’admiration: «C’est ce mélange entre émotion et structure, entre mécanismes intellectuels et délices sensuelles qui est le plus fascinant chez Bach, on ne peut plus discerner l’émotion de la raison, l’un provoque l’autre», explique Andreas Staier.
«Il y a deux pôles importants dans la vie de l’être humain: contrôler la matière et comprendre l’incompréhensible, le mystique, croit Bernard Labadie. Bach parvient aux deux. On a l’impression qu’à partir du seul empire des sons il est parvenu à résoudre certaines des grandes énigmes de la vie.»
Vers l’immortalité
Non contente de représenter la perfection dans sa charge émotionnelle comme dans son aspect formel, la musique du cantor de Leipzig se refuse à vieillir. «De son temps il passait pour un compositeur plutôt démodé alors que, 100 ans après sa mort, il était plus moderne que jamais!» fait noter Andreas Staier. De fait, depuis que Mendelssohn a repris La Passion selon saint Matthieu en 1829, la musique de Bach a traversé les décennies avec aisance. Qui plus est, elle a su résister à tous les traitements: elle a connu les interprétations objectives, romantiques et «archéologiques» en s’en tirant toujours avec mention plus qu’honorable. «On peut vraiment jouer Bach à toutes les sauces, fait remarquer Charles Dutoit. Même en jazz, parc qu’il y a cette pulsation à l’unité qui est très jazzifique.» Et Dieu sait qu’on s’est amusé – et que l’on s’amuse encore – à apprêter la musique de Bach au jazz comme à d’autres genres musicaux, avec toujours des résultats étonnants. Rappelons-nous Wendy Carlos qui, en interprétant Bach sur claviers et modules électroniques à la fin des années 60, s’est assurée un grand succès avec Switch on Bach, un album qui est resté au palmarès 94 semaines durant et dont les ventes se comptent par millions. Ces jours-ci, c’est William Sheller avec Les Machines absurdes qui plonge Bach dans un nouveau monde, auprès de Barbara et des Beatles.
La musique de Bach n’est pas que malléable. Elle demeure, même au XXe siècle, une source intarissable d’inspiration et d’influence dans toutes les sphères de la musique. Dave Brubeck, le maître des parallèles entre musiques jazz et classique, n’hésite pas à voir en Bach les fondements du jazz: «Plusieurs musiciens de jazz vous diront qu’ils doivent beaucoup à Bach. Les changements d’accords que nous utilisons pour improviser sont très similaires à ceux que Bach utilisait, d’ailleurs Bach improvisait habituellement tous les dimanches, à l’église.» Brubeck, qui a étudié Bach avant de faire carrière, n’hésite pas à confier à quel point le cantor de Leipzig l’a influencé: «Je crois que l’oeuvre que je préfère chez Bach sont les Concertos brandebourgeois. La rythmique est enlevante, c’est vraiment du jazz avant la lettre. On peut retrouver de cette influence dans mon Brandeburg Gate, notamment.»
Ritchie Blackmore, qui s’adonne maintenant à la musique médiévale avec les Blackmore’s Night, est également un fan de Bach: «Bach m’a influencé à partir des années 1972 alors que j’étais au sein de Deep Purple, à l’époque de Machine Head. Les arpèges et les triplets d’arpèges que j’ai faits sur des pièces comme Highway Star ou Burn sont directement inspirés de lui.» Blackmore, qui a réservé une pièce en hommage à Bach sur son plus récent alum, Under a Violet Moon, voit beaucoup de similitudes entre le monde musical de son héros et le monde du rock: «L’oeuvre de Bach est empreinte de puissance et d’intensité, ce sont des éléments que l’on retrouve dans le rock. Sa musique était en quelque sorte le rock’n’roll de son époque.»
Totalement universelle au-delà même de son emploi liturgique, l’oeuvre de Johann Sebastian Bach se trouve encore, 250 ans après sa mort, au coeur de la musique moderne. Est-ce à dire que ce formidable artisan de la synthèse de toute une époque aurait été le précurseur d’une autre? «Bach connaissait le passé, répond Brubeck, du haut de ses 80 ans. Et quand vous connaissez le passé comme il le connaissait, alors vous pouvez prédire l’avenir.»