Le Jubilé 2000 : Endettés à mort
Société

Le Jubilé 2000 : Endettés à mort

La dette qu’ont contractée les pays les plus pauvres de la planète envers les pays riches s’élève à plus de 345 milliards de dollars américains. Véritable boulet attaché aux pieds des pauvres, cette dette est illégitime et devrait être abolie, soutient la coalition internationale Jubilé 2000. Une idée qui commence à faire du chemin…

Si quelqu’un vous prête mille dollars, vous devez lui rembourser mille dollars plus les intérêts. Comme disaient nos grands-pères: «Une dette, c’est une dette.» Mais qu’arrive-t-il si c’est quelqu’un d’autre qui a signé le prêt à votre place? Si vous n’avez jamais vu la couleur de l’argent? Et si le seul fait de rembourser les intérêts du prêt vous empêche de nourrir vos enfants et de payer votre loyer?
C’est exactement ce qui est en train de se produire dans les cinquante-deux pays les plus pauvres du monde. Au total, ces pays doivent 345 milliards de dollars américains aux pays industrialisés. Pour rembourser leur dette, les pays les plus pauvres d’Afrique – qui n’ont pas les moyens de s’offrir un système d’éducation ou un système de santé – envoient trente-cinq millions de dollars par jour dans les coffres des pays riches. Sauf que la vaste majorité de ceux qui remboursent aujourd’hui la dette contractée n’ont jamais vu l’ombre d’un dollar: la plupart n’étaient d’ailleurs pas nés au moment où l’argent a été prêté…

C’est cette dette colossale que la coalition internationale Jubilé 2000 désire voir abolir avant la fin de l’année. Le mouvement réunit des gens de différents milieux: il a rallié des personnalités du monde du spectacle, telles que Bono, Youssou N’Dour, Lou Reed, et The Prodigy, mais aussi religieuses, comme le pape et le dalaï-lama. Beaucoup d’intellectuels et d’économistes de gauche des grandes universités se sont prononcés en faveur de l’abolition de la dette des pays pauvres. Bill Clinton, Tony Blair et plusieurs autres chefs d’État ont également affirmé qu’ils supportaient la cause.

La dette ou la vie
D’où vient la dette des pays pauvres? Des généreux prêts offerts jusqu’à la fin des année soixante-dix par les pays riches, qui ont aiguisé l’appétit des pays pauvres en leur accordant des taux d’intérêt ridiculement bas, voire négatifs. L’idée était d’augmenter le pouvoir d’achats de ces pays – donc, incidemment, les exportations de biens occidentaux. Sauf quune infime partie de cet argent a effectivement servi à améliorer les conditions de vie des habitants: quand les prêts consentis par les pays industrialisés n’ont pas servi à enrichir les dictateurs et l’élite du pays, ce sont des compagnies occidentales installées sur place qui en ont profité. Aujourd’hui, ce sont les gens ordinaires qui paient la note… Et ils la paient cher.

«Les dettes tuent», clame Jubilé 2000, Chaque année, sept millions d’enfants des pays pauvres meurent à cause de la dette – elle a déjà fait plus de deux millions de victimes depuis le début de l’année 2000. C’est que conjointement, les cinquante-deux pays les plus pauvres de la planète consacrent autant d’argent au paiement de leurs dettes envers les pays riches que pour la santé et l’éducation réunies. Et la dette des vingt pays les plus pauvres de la planète pourrait être éradiquée pour le prix d’un seul Stealth Bomber, le fameux avion antiradar de l’armée américaine – qui en possède par ailleurs vingt et un.

«Au premier abord, ce n’est pas évident de faire comprendre aux gens que la dette des pays pauvres doit être abolie», explique Ernie Schibli, membre du Comité de justice sociale (Social Justice Committee) de Montréal, qui organise des conférences afin de sensibiliser la population au problème de la dette des pays pauvres. «Mais quand on leur explique d’où vient la dette, et ce que ça implique comme conséquences dans la vie des habitants, ils sont généralement d’accord avec l’idée. Nous faisons un travail de longue haleine.»

Nouveau souffle?
C’est dans les années quatre-vingt que la première initiative d’éradiquer les dettes des pays pauvres a vu le jour. Mais l’organisme qui portait le flambeau à l’époque, le Heavily Indebted Poor Countries Initiative (HIPCI), proposait aux pays pauvres de réduire leurs dettes à des niveaux plus acceptables, à condition qu’ils se plient à de rigoureux critères économiques. «C’était l’équivalent de demander à un patient grièvement blessé de courir autour de l’hôpital por se qualifier à l’opération critique qui doit lui sauver la vie!», ironisent les documents de Jubilé 2000.

Aujourd’hui, Jubilé 2000 va plus loin que les initiatives précédentes. L’an dernier, la coalition a déposé une pétition réclamant l’abolition de la dette des pays pauvres, pétition que dix-sept millions de personnes à travers cent vingt pays ont signée – dont sept cent mille au Canada. «Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a récemment exprimé son opinion en faveur de l’abolition, explique Sara Stratton, membre de la section canadienne de Jubilé 2000. Et nous espérons que le sujet sera débattu lors de la prochaine assemblée des Nations unies à New York cet automne. Mais présentement, c’est le sommet de Washington qui monopolise notre énergie. Cinq mille personnes ont pris d’assaut les rues de la capitale pour affirmer leur appui au projet, et les médias américains ont abondamment couvert les protestations. Nous sentons que l’idée fait son chemin.»

Ernie Schibli croit quant à lui que c’est plutôt l’an dernier que Jubilé 2000 avait le vent dans les voiles. «Avec la pétition de 17 millions de signatures, et la rencontre du G-8 à Cologne, les choses ont bougé. Les groupes continuent de travailler dans leurs pays respectifs, mais nous attendons une position commune forte.»

N’empêche que les choses évoluent, même dans notre propre cour. Le dernier budget Martin a annulé les dettes que dix-neuf pays pauvres avaient contractées envers le Canada, dettes que ces pays ne pouvaient de toute façon pas assumer – ce qui est déjà perçu comme un bon point de départ par les gens du Jubilé. Le sommet de l’ONU, prévu en septembre, sera un autre point chaud pour Jubilé 2000, qui entend intensifier ses pressions au cours de l’été. «Mais il reste encore du chemin à parcourir d’ici là, souligne Sara Stratton. Et présentement, il est urgent d’annuler les dettes du Mozambique et de Madagascar, qui font face à la famine. Madagascar doit de l’argent au Canada. Le Mozambique, lui, n’en doit pas, maisnous faisons tout de même pression pour que le Canada appuie l’annulation des dettes qu’il a envers d’autres pays riches. Et les choses doivent également bouger du côté de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, qui sont eux aussi créditeurs des pays pauvres…»

Les gouvernements ne sont pas les seuls à être pointés du doigt par Jubilé 2000. En appliquant des politiques monétaires contestables, et en acceptant de collaborer avec des régimes dictatoriaux, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International sont accusés d’avoir davantage contribué au problème qu’à la solution. Ces institutions ont par exemple prêté 8,5 milliards de dollars au dictateur zaïrois Mobutu, même après qu’il fut prouvé que l’argent atterrissait en fait dans un compte en Suisse…

Jubilé 2000 demande que le fonctionnement de ces puissantes instances financières soit réformé, une requête qui vient d’ailleurs de recevoir un appui de taille. En effet, Joseph Stiglitz, vice-président sortant de la Banque Mondiale, publiait la semaine dernière un virulent brûlot dans l’hebdomadaire The New Republic, dans lequel il accuse son ancien employeur d’impéritie et de laxisme dans l’élaboration des politiques économiques des pays qu’il est censé aider. Bref, l’époque où les gros portefeuilles pouvaient distribuer les billets verts sans rendre de comptes à personne est en voie d’être révolue…

«La question qui nous est le plus souvent posée, c’est: "Comment faire pour ne pas que ça arrive à nouveau?", explique Sara Stratton. Je crois qu’une fois que les dettes seront annulées, il faudra créer de nouvelles façons de collaborer avec les pays en développement. Tous les pays doivent être assis à la table des négociations, et pas seulement les pays puissants, comme c’est le cas au G-8 et pour le duo Banque Mondiale/FMI. Est-ce que l’ONU aura un rôle accru à jouer dans ce processus? C’est possible, ce sont des idées qui circulent. Mais, chose certaine, les institutions qui prêtent de l’argent aux pauvres doivent absoument être transparentes, sans quoi de telles injustices pourraient très bien se reproduire encore et encore.»

À Montréal, l’organisme Développement et Paix s’occupe du Jubilé. Tél.: 257-8711.

Au niveau national, contactez l’Initiative oecuménique canadienne pour le Jubilé (Toronto): (416) 922-1592, poste 30.


Quelques chiffres

De 1981 à 1997, les pays les moins développés ont versé plus de 2 900 milliards de dollars US aux pays riches. Cela représente environ 1 500 milliards de dollars US de plus du montant prêté au départ. Pour chaque dollar d’aide versé par les pays riches, ceux-ci en reçoivent trois des pays pauvres en intérêts sur la dette. Un bon deal…

* En 1997, la dette des pays les plus pauvres s’élevait à environ 1 950 milliards de dollars. Dans le monde, les dépenses militaires annuelles sont de 780 milliards de dollars, et on dépense 1 000 milliards de dollars par année en publicité.

* En 1998, le montant de la dette des pays pauvres envers les pays riches était quatre fois plus élevé qu’en 1982.

* Les nations les plus pauvres doivent actuellement environ 1,2 milliard de dollars au Canada, ce qui représente moins de 10 % de la capitalisation boursière de Bombardier.

* La Guinée doit 1,3 milliard de dollars aux pays occidentaux. Elle dépense chaque année 156 dollars par citoyen pour le paiement de la dette, et seulement 40 dollars pour la santé.

* Treize enfants meurent à chaque minute dans les pays les plus pauvres du globe, un effet direct du paiement de la dette extérieure.

* En 1985, le concert Live Aid avait amassé 200 millions de dollars pour les pays du Tiers-Monde. C’est le montant que l’Afrique rembourse à l’Occident chaque semaine.

Source: Jubilee 2000, Netaid et Le Monde diplomatique.