Ricardo Petrella : L'or bleu
Société

Ricardo Petrella : L’or bleu

RICARDO PETRELLA milite contre la privatisation et la commercialisation de l’eau. Pour le président du groupe de Lisbonne, l’eau ne devrait pas appartenir à l’État ni à l’entreprise, mais à toute l’humanité. Rencontre avec un homme qui a les idées claires.

Le commerce et la privatisation de l’eau ont cours depuis plus de vingt ans. Pourquoi sonner l’alarme aujourd’hui ?

Actuellement, la marchandisation de l’eau se développe de manière galopante. Pour la première fois, l’eau, qui est source de vie, est considérée comme un bien économique qui peut être vendu, acheté et exporté. Par exemple, ici, au Canada, il y a un grand débat à savoir si vous devez donner ou non des licences de captation d’eau uniquement pour l’exporter aux États-Unis.
Pour l’instant, la majorité des dirigeants politiques, en harmonie avec les dirigeants économiques et financiers, ont réussi à faire accepter à l’opinion publique que l’eau est une marchandise comme une autre. Cette «pétrolisation» de l’eau me paraît l’aboutissement d’une tendance qui a commencé en France au début du XXe siècle et qui a été pleinement affirmée en Angleterre, en 1989, sous Thatcher, qui a privatisé non seulement les services d’eau mais la ressource elle-même. C’est très grave puisque cela implique que la vie devient une marchandise; c’est la même tendance que les gènes.

L’eau deviendra-t-elle bientôt propriété privée en Amérique ?
La gestion et la distribution de l’eau ne sont privatisées qu’à 5 % aux États-Unis et je crois que cela ne doit pas dépasser les 10 % au Canada. Pour l’instant, l’eau est encore une propriété publique. Ce qui a été privatisé jusqu’à présent au Canada, c’est le service de traitement de l’eau. Mais en Europe, à cause de la France et de la Grande-Bretagne, 35 % de la population est déjà desservie par des compagnies privées.
De plus en plus de pays veulent privatiser l’eau. En Belgique, la très grande majorité de la population est desservie pas un système public, mais les pouvoirs publics insistent pour s’en débarrasser et donner l’eau à l’entreprise privée. L’argument principal dans tous les pays tentés par la privatisation, c’est qu’ils n’ont plus les ressources financières nécessaires à maintenir le système, parce que l’État doit diminuer les dépensespubliques, voire même avoir un surplus budgétaire.
Les défenseurs de la privatisation de l’eau disent qu’une fois gérée par le privée, l’eau coûte moins cher et est de meilleure qualité. C’est faux. Pire: les compagnies privées ont multiplié par vingt-quatre le nombre de coupures aux gens qui ne paient pas leur eau. C’est un retour en arrière incroyable!

Vous dites aussi que l’eau ne devrait pas appartenir à l’État…
Effectivement. Ce n’est pas parce que l’eau est une propriété publique que l’État mettra en place de bonnes politiques. Dans certains pays, l’État utilise l’eau comme une arme géopolitique ou géoéconomique, comme la Turquie vis-à-vis de la Syrie, l’Iran et l’Irak; ou la Bolivie qui donne l’eau aux entreprises privées. Que l’eau appartienne à l’État n’est donc pas une garantie de justice et d’efficacité, surtout quand il s’agit d’un État dictatorial, non démocratique ou corrompu.
Il faut désétatiser l’eau, parce qu’elle appartient à la communauté humaine. C’est pour cela que je propose la création de «parlements de bassin» dans les sociétés démocratiques. Ces parlements chercheraient la communautarisation de l’eau et essayeraient de concilier les intérêts parfois divergents des gens qui y ont accès: utilisation agricole, touristique, industrielle, préservation pour les générations futures, etc.
Il y a quinze jours, la ville de Grenoble a décidé de remunicipaliser l’eau. C’est le premier cas du genre, et c’est la preuve qu’on commence à revenir en arrière, même en France. En Grande-Bretagne, les gens commencent à protester énergiquement contre la privatisation de l’eau et le gouvernement Blair commence à être sous pression.

Il faut donc transporter l’eau vers des pays qui n’en ont pas…
Jusqu’à présent, le transport de l’eau sur de longues distances n’est pas encore conseillé, pour des raisons de santé – à cause de la contamination bactérienne dans les aqueducs ou autres moyens de transport. De plus, cela coûte très cher.
Pour l’instant la réponse aux roblèmes vécus à travers le monde n’est pas de transporter de l’eau dans un pays où il s’en trouve en quantité limitée, mais de modifier les systèmes de production agricole fantastiquement aquivores qu’on a imposés partout dans le monde. Il faudrait inventer des systèmes de captation, d’épuration et de distribution des eaux locales, à partir des ressources locales, et instaurer le partage avec les régions avoisinantes.
Autre remarque sur le transport: personnellement, je pense que les Canadiens devraient partager l’eau avec les Américains. Mais pas l’exporter, en disant: «Vous aviez le pétrole, nous avons maintenant l’or bleu du XXIe siècle et on va devenir riches.» Puisque l’eau n’appartient ni aux Canadiens ni aux Américains mais à l’humanité, il est du devoir des Canadiens d’en fournir à tous ses habitants et d’être solidaires avec le peuple avoisinant. Il faut la partager avec un contrat social, un projet commun.
Il ne faut pas oublier non plus que si vous exportez votre eau, elle tombe sous la législation de l’ALENA et c’est peut-être d’autres intérêts privés qui, dans cinq ou dix ans, posséderont vos ressources. Et le peuple canadien n’aura plus rien à dire…