And the great birds swarm
Spread their wings overhead
And his mother dead
And the typhoons and the rain
The jungle in flames
None could be more beautiful than Vietnam
Ces quelques jolies lignes sont extraites de Gung-Ho, chanson-fleuve concluant le dernier album de Patti Smith. Figure marquante de la contre-culture américaine, Smith y fait l’élégie du général Hô Chí Minh, vainqueur de la guerre du Viêtnam.
Comment une antimilitariste notoire peut-elle, en ce 25e anniversaire de la fin du conflit viêtnamien, professer son admiration pour un galonné qui a instauré une dictature sanglante dès 1973? Voici une curiosité de plus à classer parmi les sentiments contradictoires qu’éprouvent encore les Américains à la vue des dents de Jimi Hendrix, des seins de Jane Fonda, des sourcils d’Abi Hoffman ou des délires mystiques de Marlon Brando dans le magistral foutoir de la contre-culture du Viêtnam.
Mille livres, 200 films? À force de ressasser dans tous les sens la dérouillée qu’ils ont reçue, il est à peine exagéré de prétendre que, dans la littérature comme à l’écran, le Viêtnam est devenu un genre spécifique au même titre que le western ou le roman historique.
Trois versions de cette guerre se sont imposées au fil des ans.
La version 70: les séquelles
Un ancien combattant poursuivi par les fantômes de ses victimes est incapable de réintégrer la vie civile. Sa femme le croyant mort s’est remariée avec son meilleur ami. Incapable de supporter l’impuissance provoquée par des morsures de sangsues, l’ancien lieutenant s’empare de son arme de service et tire dans tout le voisinage avant de retourner l’arme contre lui-même. Conclusion: c’est la faute à la société. Mort aux vaches!
La version 80: la révision
Un ancien combattant cauchemarde toutes les nuits au souvenir des tortures qu’on lui a infligées. Malgré la bureaucratie qui veut l’en empêcher, le caporal se procure chez Play it again guns une caisse de lance-missiles usagés et s’en retourne en Asie délivrer une demi-douzaine de prisonniers de guerre qui bouffent des rats en jouant à la roulette russe avec des scientologues. Conclusion: les traîtres sont parmi nous. Mort aux intellectuels!
La version 90: l’anecdote intime
Durant l’offensive du Têt, le colonel Forsythe rencontre une superbe étudiante viêtnamienne de bonne famille avec laquelle il fait passionnément l’amour dans la chapelle d’un monastère jésuite. Déchirée entre son amour et son patriotisme et rejetée des siens, la jeune fille mourra en accouchant sous les bombes. Trente ans plus tard, Forsythe, paraplégique, tentera de retrouver son enfant devenue professeure de français à l’université de Phnom Penh… et tralala… Conclusion: l’individu est plus important que l’idéologie. Mort aux masses!
Quand on pense que le président de l’Association américaine des anciens combattants se plaignait la semaine dernière qu’aucun film ne raconte correctement l’expérience des conscrits du Viêtnam…!
Trève… de plaisanteries.
De l’expérience individuelle à son incidence sur la collectivité, tout, absolument tout dans la défaite viêtnamienne demeure une quête de sens jusque dans le non-sens. L’absurdité nihiliste des guerres, la fulgurante révélation du non-sens de la mort s’y confrontent pour la première fois au devoir de la nation victorieuse, l’inutilité des convictions politiques s’y oppose aux sacrifices exigés par la liberté avec un grand «L» portant robe et flambeau.
Secrétaire à la défense de J.F. Kennedy puis de Lyndon B. Johnson de 1961 à 1968, Robert McNamara s’est livré dans Avec le recul (Seuil, 1995) à une méticuleuse analyse de l’escalade militaire qui a mené à la mort 76 500 jeunes Américains dans un pays que J.F.K. avait baptisé «son enfant» en 1956.
Les conclusions de ce technocrate venu de chez Ford Motors, ancien partisan de l’engagement militaire inconditionnel, sont navrantes.
Au centre de la galerie de portraits des décideurs américains, deux présidents peu concernés, trop occupés à peaufiner leurs programmes sociaux pour tenir une réunion par jour sur le sujet. Des congressistes influents, Gerald Ford en tête, influencés par le lobby du complexe militaro-industriel, des directeurs de campagne électorale bombardés de secrétaires d’État. Une armée d’analystes incompétents et de conseillers opportunistes mis en place à la faveur de récompenses politiques. Et puis, menés par le général Westmoreland, des militaires qui ne rêvent que de casser du jaune. Et pire, une opinion publique et une population majoritairement en faveur de la guerre, même après 1968, plus de 30 000 morts et 226 000 tonnes de bombes déversées sur le Nord.
Absence de transmission des informations lors des changements d’administration aux États-Unis, absence d’experts compétents sur l’Asie du Sud-Est, etc. «Vous vous demandez comment des responsables présumés intelligents et expérimentés ont pu se dispenser d’étudier des questions si capitales pour la vie de nos concitoyens? demande McNamara. C’est simple, nous n’avions pas le temps…»
Appelé à donner ses impressions durant ce 25e anniversaire, le général Vô Nguyên Giap, ministre nord-viêtnamien de la défense du haut de ses 90 ans, a lancé ce commentaire laconique: «Les Américains ne comprenaient pas le Viêtnam, c’est pour cela qu’ils ont perdu.»
Peut-être en fait ont-ils depuis trop essayé de le comprendre. Comme le dit ce célèbre aphorisme de Nietzsche, qui n’a rien à voir avec une quelconque théorie du camouflage en jungle: «À trop combattre le dragon, on devient dragon.»