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La carte d’identité nationale : Vos papiers!
Le gouvernement du Québec songe à instaurer une carte d’identité nationale. Pour l’économiste PIERRE LEMIEUX, cette idée est une atteinte directe à notre liberté. Analyse d’un libertarien.
Économiste, Écrivain, Pierre Lemieux
Les paysans de l’Ancien Régime de même que les esclaves américains avaient besoin d’un passeport intérieur pour circuler. En France, une carte d’identité obligatoire a été instaurée en 1940 par le gouvernement de Vichy, et remplacée plus tard par l’actuelle carte nationale d’identité. La plupart des États européens ont institué une carte d’identité qui est obligatoire. Aux États-Unis, le numéro de sécurité sociale et le permis de conduire en sont subrepticement venus à jouer le rôle de pièces d’identité officielles. Et au Canada, plusieurs gouvernements provinciaux émettent une carte d’identité facultative.
Il y a quelques jours, le gouvernement du Québec, imitateur fidèle et naïf de toutes les tyrannies administratives contemporaines, annonçait son intention de créer une carte d’identité dite facultative.
Carte sur demande
Le principal avantage (du point de vue de l’État) de la carte d’identité est de faciliter les contrôles administratifs et policiers. L’obligation pour l’individu de produire sa carte d’identité dans certaines circonstances est pratiquement inséparable du concept même de la chose. Une fois la carte d’identité établie ici, combien de temps faudra-t-il avant que l’on exige, comme dans plusieurs pays européens, que l’individu la produise sur demande aux agents de police?
La solution d’une carte d’identité facultative est illusoire: il est quasiment certain qu’elle deviendra rapidement obligatoire, en droit ou en fait. En France, la carte d’identité est facultative, mais il est difficile de s’en passer. De plus, une fois admis le principe de la carte d’identité, il sera vraisemblablement facile, plus tard, de faire accepter son caractère coercitif.
Quand elle est obligatoire, la carte d’identité diminue le coût des croisements des fichiers gouvernementaux. S’il en coûte moins cher (en temps, en démarches, en ressources) de croiser des fichiers, les bureaucrates y auront recours plus souvent. Résultat: le quadrillage administratif de l’État s’acentuera et les individus auront de plus en plus de peine à passer à travers les mailles du filet.
Dérapages
Une objection à ces craintes s’exprime sous la forme du «Je n’ai rien à cacher». Or, tout individu a quelque chose à cacher quand quelqu’un d’autre veut savoir ce qui ne le regarde pas. Certaines choses ne concernent pas l’État. Sinon, pourquoi cacheter les lettres que nous mettons à la poste? Ou encore, pourquoi ne pas donner à la police un double des clés de sa maison, comme on rapporte que l’État nazi l’exigeait? Ou pourquoi ne pas imiter la loi nazie de 1938 qui interdisait aux particuliers de cacher des choses dans leur grenier?
En vérité, nous avons de plus en plus de choses à cacher, car des lois volumineuses et incompréhensibles s’immiscent dans tous les domaines de notre vie. Même des députés déclarent qu’ils ignoraient les lois en vertu desquelles ils sont poursuivis!
Historiquement, les contrôles administratifs et les papiers d’identité ont donné lieu à de terribles dérapages. L’identification des juifs par l’occupant nazi en Europe de l’Est fut facilitée par les cartes d’identité déjà instituées dans ces pays. De la même manière, la carte d’identité a aidé l’État turc à mener son génocide contre les Kurdes, et les Hutus rwandais à massacrer les Tutsis. Ce n’est pas pour rien que Pétain imposa la carte d’identité obligatoire en France. En supprimant l’anonymat, la carte d’identité facilite le contrôle des populations et la persécution de groupes impopulaires.
Ces choses, dit-on, ne peuvent arriver ici. C’est peut-être vrai aussi longtemps que nous prévenons le danger en refusant à l’État les moyens de nous y conduire. C’est moins vrai autrement. Plusieurs des sociétés qui ont succombé à la tyrannie étaient très civilisées.
Au début du vingt et unième siècle, la société québécoise (à l’instar de bien d’autres sociétés occidentales) dissimule beaucoup d’intolérance et d’acrimonie. Si certaines minorités paraissent à l’abri de la persécution, l’inolérance monte contre des minorités impopulaires. Pour ne prendre qu’un exemple, une partie non négligeable de la population en veut aux Amérindiens, avec qui les conflits ne font que commencer. Tout cela est exacerbé par notre dépendance aux solutions politiques, notre habitude à réclamer des lois coercitives quand se manifestent des préférences individuelles divergentes. Qui peut affirmer que l’évolution actuelle rend impossibles des dérapages plus dangereux encore que notre tyrannie tranquille?
Qui nommera les minorités impopulaires de l’avenir? En 1988, un groupe conservateur britannique suggérait que, tout comme on peignait une croix rouge sur la porte des pestiférés du Moyen Âge, il suffisait aujourd’hui d’imprimer une croix sur la carte d’identité des sidéens. Qui sait quelles seront les modes réglementaires de l’avenir? Quelles bonnes raisons invoquera-t-on pour contrôler de nouveaux aspects de la vie? Un exemple encore: des experts en santé publique, y compris au Canada, suggèrent sérieusement que ceux qui souhaitent avoir des enfants devraient prouver leur compétence et obtenir un permis.
Une solution inutile
Non seulement la carte d’identité représente-t-elle un danger public, mais elle constitue aussi une fausse solution à l’identification des individus.
Il n’existe pas de carte d’identité infalsifiable. Dans la mesure même où cette pièce d’identité est reconnue comme faisant foi de l’identité de son titulaire, les avantages de la falsification augmentent pour les fraudeurs. On connaît les trafics de fausses cartes d’identité en France. Selon un ancien ministre du Home Office britannique, les fausses cartes d’identité françaises représentent le principal défi des douaniers de Douvres. Ces fraudes sont assez courantes pour qu’apparaisse l’habitude de demander une seconde pièce d’identité.
S’il existe au Québec une société distincte, on aurait espéré qu’elle se distingue à l’avant-garde de la liberté plutôt que dans la première loge de la servitude; et que l’n résiste, ici, à la tentation identitaire dans laquelle sont tombés les autres États occidentaux. Nos enfants, que l’on habitue maintenant à présenter des papiers d’identité officiels pour un oui ou pour un non, comprendront un jour que la logique de ce système les aura privés de leur liberté et de leur dignité. Espérons seulement qu’il ne sera pas trop tard.
Site Internet de Pierre Lemieux:
www.pierrelemieux.org