Société

Droit de cité : Proprio facho

C’était il y a cinq ans, par un printemps prématuré. Les grands érables de l’avenue De Lorimier jouaient déjà leurs rôles de parasols.

C’était il y a cinq ans, alors que «l’esprit Plateau» n’avait pas encore traversé la frontière psychologique de l’avenue Papineau, à une époque où l’avenue De Lorimier, c’était encore l’Est, l’Est comme dans cinéma-vérité québécois des années soixante-dix.
Un pas pire quatre et demi, au troisième. L’érable centenaire planté devant la maison était tellement gros que le balcon semblait être construit dans l’arbre.

C’était avant la gentrification; mais, déjà, les propriétaires se faisaient plus gourmands. Pas tant sur le prix du loyer que sur le prix de nos vies privées. Ils demandaient toutes sortes de renseignements: nom, adresse, numéro de téléphone du proprio actuel, de l’employeur. Jusque-là, tout va. Mais ça continue: numéro d’assurance-sociale, permis de conduire, et même numéro de compte à la caisse.

Mon NIP, tant qu’à faire? «Vous comprenez, je ne peux pas vous faire confiance», qu’il me dit. Je comprends parfaitement, moi non plus je ne peux pas vous faire confiance. Qui sait? Vous êtes peut-être un maniaque qui découpe les locataires au couteau à gyproc. Ou pire: un propriétaire qui n’a pas payé ses impôts. Ne riez pas, ça m’est déjà arrivé de payer mon loyer au ministère du Revenu, et d’appeler le ministère du Revenu pour une «tank» à eau chaude.

«Ça me prend tous ces renseignements, moi, j’ai des responsabilités, j’ai des immeubles. Alors, votre numéro de compte à la caisse?»

Délations
Si je raconte ça, c’est qu’aujourd’hui, il y a des locataires, dans certaines habitations de Côte-des-Neiges et d’autres immeubles appartenant à la compagnie Immeubles Yamiro, qui sont victimes d’intimidation, de menaces et de chantage. Tout ça, parce que la compagnie a utilisé les renseignements qu’ils lui avaient donnés…

Un immigrant en attente du statut de réfugié a emménagé dans son appartement quelques jours avant ladate officielle inscrite au bail, avec l’accord du concierge de l’immeuble. Mais la direction de la compagnie qui possède l’immeuble a eu vent de l’affaire, et lui réclame maintenant la proportion du loyer couvrant les quelques journées de plus. Le locataire refuse de payer. La Régie du logement tranchera le litige.

Mais avant, la compagnie avait pris soin de lui transmettre la lettre suivante: «Monsieur, madame, nous vous informons que suite à l’inscription de votre dossier auprès de la Régie du logement pour non-paiement de loyer, nous aviserons les organismes ci-dessous mentionnés de votre situation:»

Et là, il y a des petites cases à cocher à volonté par le proprio: CLSC, Immigration, ministère du Revenu, ministère de la Solidarité…

Vous savez ce que c’est, être un immigrant en attente du statut de réfugié? Vous avez l’impression que l’État a un droit de vie ou de mort sur vous. Alors, imaginez quand un trou du cul menace de vous déshériter de votre statut de pitoyable répondant pour quelques piastres! C’est mesquin et cruel.

Dites tout!
Serait-ce pratique illégale? C’est ce que se demande Gary Saxe, coordonnateur à l’organisme communautaire du quartier Projet Genèse. «Probablement, mais ce sera à la Commission d’accès à l’information de regarder le dossier.»

Ce locataire a peut-être tout donné de son identité à son proprio, à sa demande. Sinon, comment le propriétaire peut-il espérer «aviser» l’Immigration de la «situation» de son locataire?

Ces renseignements sur votre personne, ce sont des renseignements nominaux, qui permettent à leurs détenteurs de connaître un individu jusqu’au nombre de plombages, et la fois où il s’était trompé dans son calcul à la ligne quarante-trois de son rapport d’impôt. En exiger l’obtention, c’est illégal, un cas de poursuite.

Mais la pratique s’enracine et se normalise dans notre culture fiscalement paranoïaque, grâce à une infamie élevée au rang de devoir civique: l’appel à l’autodélation pour un meilleur viol dela vie privée. Un self-service du commérage.

On l’entend tous les jours, celle-là: si vous n’avez rien à vous reprocher, il n’y a pas de problème. Si, il y en a un; et il pue l’odeur de corrompu d’une société de surveillance, d’un réflexe un tantinet soviétique et fasciste!

Vous donnez les renseignements demandés: on vous laisse partir, la laisse au cou quand même. Vous refusez de tout dévoiler sur votre personne? Vous êtes une crapule potentielle – donc, une crapule. Une belle tautologie de la banane jaune.

Vous vous rappelez vos cours de philo au cégep: «La banane est jaune. Le mur est jaune. Donc, le mur est banane.» Sauf que dans ce cas-ci, on ne transforme pas théoriquement un mur en banane. Mais de pauvres bougres en murs que l’on peinture de la couleur de son choix.

Mal
Un ami vivant à Toronto depuis quelque temps m’a dit de vous dire ceci, en apprenant la mort de Dédé: «Maudit que c’est loin Toronto, quand Montréal a mal.»