Société

La semaine des 4 jeudis : Les gros chars

Je déteste les voitures.

Les jeeps, les camions, les 4 x 4, les berlines, les coupés sport, les compactes, les fourgonettes, appelez-ça comme vous voulez. Les chars me filent toutes sortes de vertiges:

vertiges de la raison, vertiges traumatiques, vertiges névrotiques.

Je tiens l’automobile pour l’une des grandes catastrophes du XXe siècle. Pollution de l’air de millions de pots d’échappement, pollution de l’eau par tous ces métaux lourds qui, des Grands Lacs jusqu’aux usines d’Alcan du Lac-Saint-Jean, saturent l’environnement de substances cancérigènes. Qu’ils aillent donc toucher du doigt la crasse à Arvida, ceux qui pensent encore qu’Alcan est une entreprise canadienne. Qu’ils contemplent la facture d’électricité de ces grands consommateurs.

L’automobile a favorisé la naissance des cités immondes, inhabitables, de centaines de Détroit violentes et de Jacksonville traversées de routes horribles et de bordels pour camionneurs. Le char a provoqué des guerres et des révolutions, son combustible sert les pires dictatures du tiers-monde à défaut de pouvoir encore les exploiter depuis que le cheik Yamani détient les clés du robinet. Le char est à l’origine de tant de catastrophes qu’on ne compte plus guère que les morts de la route sans autre égard pour les esclaves du bitume. Rouler à tombeau ouvert, c’est creuser sa propre tombe et celle des autres. Trois mille morts au Canada. Deux mille hommes par année. L’auto est au quatrième rang des causes de décès devant les maladies chroniques.

Je pense que l’humanité devrait militer pour l’élimination de tous les véhicules à pétrole de la terre, imposer le covoiturage et les transports en commun, forcer la marche, subventionner la création d’emplois dans le monde de la bicyclette, de la trottinette, du patin à roulettes, du tacot, de la voile et de la vapeur…

Mais le maudit char est tellement inscrit dans le tissu social, tellement intégré au mythe fondateur de l’Amérique que plus personne ne semble en ressentir les méfaits.

J’éprouve en voiture une légère tendance à la claustrophobie de même qu’une petite nausée persistante. Est-ce la raison de mes humeurs maussades, de mes obstinages répétées avec le conducteur à propos de la route à suivre ou de sa performance? Car je ne conduis pas. Je me fais conduire et je me conduis comme le pire des copilotes. Honte sur moi.

Je sais, voilà le genre d’aveu qui fait de vous une andouille, un taré.

Mais croyez-moi, mieux vaut que je ne touche pas au volant de quoi que ce soit de plus de 50 cc. Je suis bien trop distrait. Et j’ai trop tendance à fantasmer cette fraction de seconde mystique qui sépare la vie de la mort, l’évitement de la collision. Trop tenté de donner ce petit coup de volant fatal rien que par curiosité. Ou, comme Kirk Douglas dans L’Arrangement, de conduire sans les mains pour voir où ça mène.

Comme le chantait Léo Ferré: «Les routes sont des chiffres bleus dans la tentation du printemps, du 220 à la centrale à 220 vers l’hôpital.» (La Mort des loups) Vertiges encore…

Je hais les annonces de chars toutes pareilles, les collectionneurs, les patenteux de chars aux doigts gras, les garagistes, dont je crois comme tout le monde qu’il n’en existe pas beaucoup d’honnêtes. Et même les vendeux de chars.

J’ai vu un jour le plus grand cimetière d’autos du monde. Il s’étendait sur plus de 10 kilomètres dans le sud de la Virginie. Vision d’horreur! Et je me suis cassé la gueule d’aplomb en char. La tête à travers le pare-brise, l’ambulance, la douleur terrible…

Alors comment vous dire… Dans toute cette crasse, ce n’est pas un miracle, simplement un progrès, un petit espoir intéressant, ce qui se passe chez les Japonais depuis un mois.

Pourtant c’était impossible. C’était infaisable, l’auto écologique, ça allait traîner 500 kilos de Duracel triple A dans le coffre arrière. Ça n’aurait aucune accélération. Il faudrait se trouver une prise de courant tous les 20 kilomètres et recharger durant 48 heures, sans savoir si ça démarrerait au matin. Ce serait un monstre promis pour l’an 3000, la voiture écolo.

Et puis voilà, sans tambour ni trompette, la p’tite bagnole de Honda nommée Insight n’est pas trop moche et passablement fonctionnelle. Assistée d’un moteur électrique, elle fait 83 milles au gallon. Vingt-quatre mille kilomètres, le tour du continent pour 500 $. Le double de la consommation des meilleures.

Écolos de tous les pays, ne criez même pas demi-victoire. Les gens vont acheter ça pour la mauvaise raison: l’économie d’argent. Puis, un jour les prix du pétrole vont baisser afin de nous garder bien dépendants de ce poison. Les p’tits beaux-frères vont sortir leur calculatrice et considérer que l’économie devient difficile à amortir. Et comme d’habitude pris dans les brumes du monoxyde de carbone, nous ne verrons pas plus loin que le bout de notre nez.

Je ne suis pas près de perdre ma vue imprenable sur le parking en face du bureau. Et je pourrai toujours écrire des chroniques sur les chiens écrasés.