Léonard Laliberté est un paisible retraité. À 77 ans, le dos droit, les yeux humides, d’un bleu très clair. Ses cheveux, que l’on peut compter par centaines sur une main, sont impeccablement alignés côte à côte sur un crâne tacheté de kératose, conséquence de la vieillesse et d’innombrables journées d’exposition directe au soleil vertical. Léonard a abandonné une respectable carrière de couvreur vers 1985 lorsque les pentes des toits sur lesquels il travaillait ont commencé à lui donner des vertiges. Il aime trop la vie, s’est bien trop acharné à la conserver pour mourir dans un accident idiot.
Les jeunes qui ont travaillé avec lui de mai à octobre cette année-là ont remarqué, malgré des gestes habiles faits pour dissimuler son infirmité aux regards, qu’il manque à Léonard Laliberté l’index et le majeur de la main droite, un handicap qui ne l’a pas empêché de pratiquer son métier. La seule fois où quelqu’un a posé une question là-dessus, Laliberté a répondu en montrant trois doigts: «Ah, ça?… Souvenir de guerre…»
La guerre, c’est celle de 39-45. Elle a changé sa vie.
Dans un meublé de la rue Sainte-Thérèse, Léonard, en revenant du cours classique, écoutait avec étonnement les informations sur la débâcle de Dunkerque. La France vaincue, l’Italie franchissait les Alpes pour achever la mère patrie blessée. Pourtant, en 38, Mussolini avait plutôt bonne presse à Québec. Anyway, il ne ressentait pas plus d’affinités pour les Anglais d’Angleterre, les Polonais ou les Belges que pour les Italiens ou les Boches qui leur tapaient dessus.
Il vit des voisins plus vieux, sourds aux imprécations anti-conscriptionnistes d’André Laurendeau, s’enrôler pour échapper à l’étroitesse du destin, aux horizons étriqués d’une ville de province. Léonard, lui, avait la chance d’avoir un oncle à demi anglo installé dans la région d’Oshawa qui, parti en 17 de l’autre bord, avait vu l’ennemi de très près. À défaut de médailles, il était rentré au pays avec une maladie mortelle. Et lorsqu’il racontait ses souvenirs de guerre, les quintes de toux provoquées par la tuberculose attrapée dans la merde des tranchées faisaient plus peur aux enfants que ces histoires de soldats peureux abattus par leur propre chef. Ainsi Laliberté soupçonnait que, si la guerre peut vous couvrir de gloire, elle peut aussi vous recouvrir de sang et maculer de déplorables taches de bile votre bel uniforme canadien.
Au plébiscite de 1942, 85 % des francophones rejetaient la conscription, 80 % des anglos la demandaient. Le Canada s’élargissait en un large fossé que les Anglais allaient s’empresser de combler en imposant le service militaire.
Léonard a failli participer à l’un de ces mariages collectifs organisés par la Jeunesse ouvrière, pour éviter l’armée et l’Europe. Épouser pour la vie une quasi-inconnue, ce n’est pas trop évident, surtout lorsqu’on est attiré par la prêtrise…
C’est en mai 44, un peu avant l’incendie de la synagogue de Québec, rue Crémazie, lorsque le nombre des morts dépassa celui des volontaires, qu’ils sont venus le chercher. Il faisait partie des 16 000 qu’un corps de police spécialement venu de Montréal devait ramasser. Dans une armée de métiers où l’usage du français était interdit dans la marine et l’aviation, «Shut up you french bastard!» fut la chose qu’il entendit le plus souvent durant ses trois jours de service.
Il est parti du côté de Rivière-du-Loup. Dans les bois, ils étaient si nombreux qu’il s’est fait des dizaines d’amis pour la vie.
Sans le sou, errant chez l’habitant, effrayé par ces rumeurs qui racontaient que c’était maintenant des troupes sanguinaires qui sillonnaient les campagnes pour enlever leurs fils aux mères du pays. Léonard en vint à une dernière extrémité. Il s’est trouvé un banc de scie dans un moulin à bois du boutte de Cabano… Sans réfléchir il y a posé la main. Un souvenir qui fait encore mal.
À l’hôpital, deux policiers sont venus promettre en riant de lui apprendre à tirer de l’autre main. C’était le 1er mai 45, il fut relâché sept jours plus tard, presque à l’heure où là-bas Hitler se tirait une balle de Walter PPK dans la tempe. La guerre ne dura pas beaucoup plus longtemps.
Cinquante-cinq ans plus tard, Léonard regarde défiler en rang d’oignons les anciens combattants dans les rues d’Ottawa, précédés par le cerceuil du soldat inconnu, et le chef du parti qui a imposé la conscription aux Québécois. Il apprécie le courage des plus vieux qui marchent au pas sur deux kilomètres, et qui se sentent de moins en moins fiers de leurs «exploits» et de plus en plus pacifistes à mesure que la mort ordinaire approche. Il n’entend plus les poncifs éculés, les kétaineries philosophiques, que lui sert la télévision. Le visage fermé à l’idée que ç’aurait pu être lui qui repose éternellement jeune dans la tombe du soldat inconnu. Léonard se demande pour la centième fois s’il ne devrait pas exiger du fédéral une pension, à titre d’amputé de guerre.
Puis il se lève, s’en va dans la cuisine pincer les fesses de sa femme et se servir de la main gauche une autre tasse de café noir.