«Je me demande si un dossier d’alcootest, ça ne devient pas plus difficile à prouver qu’un meurtre.»
Toxicologue judiciaire au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale depuis environ six ans et enseignant à l’Institut de police du Québec à Nicolet, André Dion emploie une image on ne peut plus forte pour exprimer son dépit. Régulièrement, il est appelé à témoigner pour la couronne. Régulièrement, il peut constater les failles du système.
Premier obstacle pour la poursuite: l’utilisation par la plupart des corps de police municipaux et par la Sûreté du Québec du Breathalyser 900a. Une antiquité entièrement manuelle qui a néanmoins fait ses preuves. S’il est bien manipulé, pas de problème. «Mais, il y a beaucoup de risques d’erreurs», souligne-t-il indiquant qu’une multitude de paramètres doivent être respectés. Des munitions données à la défense sur un plateau d’argent.
Mais, le plus étonnant, c’est que, contrairement à la croyance populaire, cet alcootest complètement dépassé n’a pas un poids bien important dans la balance de la justice. Tout ce qui importe, c’est que l’accusé n’ait pas démontré de signes physiques évidents de son état d’ébriété au moment de son arrestation. Dès lors, il pourra dire au juge qu’il n’avait bu que deux ou trois consommations dans sa soirée. L’expert débarque, dit que si cela est vrai, il ne dépassait pas la limite, le fameux 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.
«Si le juge croit crédible l’accusé… il rejette du revers de la main l’accusation.» Peu importe le résultat. «Si tu as juste un chiffre, il y a de bonnes chances que le juge croit l’accusé.» Ainsi, M. Dion évalue que la probabilité d’un acquittement dans ces circonstances dépassent les 70 % malgré le fait que le résultat de l’alcootest puisse être sans équivoque.
«C’est un peu l’homme contre la machine», poursuit le toxicologue judiciaire Jean Charbonneau, de la firme montréalaise Léonard Vallé et associés. Lui est dans l’autre camp, celui de la défense, mais pose le même cnstat que son «ennemi». «Ça reste toujours une question de crédibilité.» En d’autres mots, ayez l’air de dire vrai et vous serez probablement acquitté.
Ancien du Labo maintenant à son compte, cumulant 34 ans d’expérience en la matière, Jean-Jacques Rousseau en remet. «À choisir entre une machine et un humain, en général, les juges vont rejeter la machine.» Est-ce dire qu’il peut parfois être avantageux de plaider non coupable? «Oui, les chances d’acquittement sont relativement élevées.»
M. Rousseau est un véritable missionnaire qui dénonce à qui veut bien l’entendre les Breathalyser 900a, des «dinosaures». «C’est comme de retourner à la charrue et au cheval… C’est invraisemblable qu’on utilise encore ça.» Les nouveaux modèles entièrement automatisés ne règlent cependant pas tout. «On ne peut pas, au-delà de tout doute, établir avec exactitude que l’individu dépasse 0,08.» On ne fait qu’une estimation à partir de l’haleine. Mais, les appareils plus récents ont l’avantage de donner plus de valeur aux résultats obtenus.
Toutefois, l’alcootest ne représente que la moitié de la preuve à soumettre à la cour. Les signes physiologiques de facultés affaiblies sont tout aussi importants sinon plus, insiste-t-il. Voilà pourquoi les policiers les plus consciencieux vous feront marcher sur une ligne, pointer le bout de votre nez avec votre doigt… Ce sont les épreuves standard de sobriété.
«Je me demande parfois si on ne fait pas ça pour humilier un individu en public.» M. Rousseau reprend ses critiques de plus belle. Pour lui, la validité de l’exercice est souvent contestable et la décision de vous l’imposer relève à l’occasion du power trip.
C’est ici qu’entre en scène le toxicologue judiciaire travaillant aussi au Labo, Jean-Pierre Robitaille. En plus de siéger sur le comité canadien qui approuve les alcooltests, il a donné des cours sur les épreuves de sobriété durant 10 ans aux policiers de passage à Nicolet. Une sommité.
M. Robitaille ne remet pas en question la fiabilité des Breathalyer 900a. Comme ses confrères, il indique que, bien utilisés, ils donnent de bons résultats. Mais il reconnaît que le processus judiciaire serait simplifié par l’achat de modèles récents. «On devrait investir pour donner [aux policiers] un équipement plus performant et pour la crédibilité du système.»
Paperasse policière
Mais là où le bât blesse, c’est quand on l’entretient des tests symptomatiques décriés par son ancien collègue. Sa cible principale: les policiers. C’est à eux qu’incombe la responsabilité de recueillir cette preuve, de pouvoir démontrer que le conducteur intercepté présentait des signes évidents d’ivresse avant que l’alcootest ne confirme son état.
«Ces cours-là ne sont pas donnés à la base… Les policiers n’ont pas ce genre de cours.» N’a-t-il pas justement été responsable de la formation sur ce sujet à l’Institut? Certes. C’est vrai. Mais, on ne dispose que de quelques heures afin de présenter l’aspect théorique. Point ou très peu de pratique. En plus, les premiers effets à disparaître chez les gens qui développent une tolérance, ce sont les problèmes de motricité. Alors comment voulez-vous qu’un policier qui n’est pas clinicien puisse tout voir, exception faite des personnes qui s’effondrent sur la chaussée, sont malades dans l’auto patrouille…
«Souvent, ils arrêtent des individus et ils ne font à peu près pas d’observation», déplore M. Robitaille. En outre, il soutient que certains gardiens de la paix coupent court quand vient le temps de remplir la paperasse abondante. «Ils en ont pour toute la nuit… Souvent, ils tournent les coins rond.»
Le cas type est un agent posté en région qui n’effectue que trois ou quatre tests l’an et n’est appelé à témoigner que pour un de ces dossiers. Il fait au mieux de sa connaissance. Malgré tout, sitôt dans le box des témoins, sitôt démoli, mis en pièces. Et là, il n’y a plus de limites. «On a vu des gens à 250 [plus de trois fois le 0,08] se faire acquitter.»
Trois experts pour tout le Québec
«C’est une questio de choix de société: est-ce qu’on veut arrêter juste les gens qui sont saouls morts?», demande M. Robitaille. Pour l’instant, 80 % des personnes qui se font pincer plaident coupables. Mais si elles savaient qu’il existe une multitude de défenses possibles, parfois sorties des confins de l’imaginaire, on risquerait de voir bon nombre d’entre elles devant le juge.
Encore faut-il en avoir les moyens, rappelle cependant M. Robitaille. Ce type de procès peut facilement durer de un à deux ans. Il faut alors payer avocats et experts.
Pour les plus fortunés, il semble néanmoins que le jeu en vaille le coup. Surtout quand on apprend de M. Robitaille que seulement trois experts du Laboratoire de sciences judiciaires sont habilités à témoigner. Vu le nombre de causes, on imagine bien qu’ils n’assistent pas à toutes. «C’est sûr que la défense profite de ça», convient-il.
Au nombre de ces avocats qui exploitent les ratés du système, on retrouve Me Serge Goulet. Vous vous souvenez du juge acquitté parce qu’il avait fait nettoyer son dentier avec un solvant par un denturologiste? C’était son avocat.
«L’alcool au volant, c’est criminel. Point final… C’est de la foutaise, ça, comme pub. Ce n’est pas point final.» Un individu a le droit à une défense juste et équitable, fait-il valoir. Mieux vaut dissuader de conduire en état d’ébriété. C’est plus exact.
Pour M. Goulet, l’une des meilleures défenses est celle dite du dernier verre. Explications: vous avez «calé» vos consommations juste avant de prendre le volant. Vous êtes arrêté. Le policier attend les 20 minutes réglementaires avant de vous soumettre à l’alcootest et vous échouez. Facile à contester puisque l’alcool n’était pas encore digéré lors de l’interception! Nul besoin de contredire l’alcootest. Le doute est semé. Vous êtes acquitté. Attention! Pas si vous avez un taux de cinq fois la limite permise.
Petites recommandations de M. Goulet, en passant. Inutile de manger des cigarettes ou du beurre d’arachide. Ça risque de vous rendre malade pour ren. Oubliez aussi le rince-bouche. Inefficace.
Notons finalement que le sergent Pierre Angers du service de la sécurité routière à la SQ certifie que les appareils utilisés sont très fiables, mais que la SQ les changera pour un modèle plus récent d’ici l’automne ou le début de 2001.