Société

Manifs à Windsor : Sauce au poivre

Le week-end dernier à Windsor, environ deux mille cinq cents personnes se sont réunies pour perturber la tenue de l’assemblée générale de l’Organisation des États américains. Avant-goût du gros pow-wow qui se tiendra à Québec l’an  prochain.

Les douze coups de minuit retentissent. Le début des quatre cents coups sonne. Devant l’Université Concordia, vendredi soir, vingt-six manifestants de Montréal, autant la verte jeunesse que la grise vieillesse, inspectent une dernière fois leurs maigres bagages. Visiblement adeptes de l’école buissonnière «version majeure et vaccinée», ils prennent place à bord d’un autobus scolaire. Direction: Windsor, ville hôte de la trentième assemblée générale de l’Organisation des États américains (OEA), qui regroupe trente-quatre pays du continent et dont les délégués discutent de droits humains, de démocratie et… d’économie.
«L’OEA veut mettre en place une zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une sorte de traité qui enlèvera les barrières économiques et qui ouvrira la porte aux échanges sans limites, affirme Denis Martin, un manifestant de Montréal. Cela engendrera l’exploitation de la population et la dilapidation des ressources naturelles. C’est pourquoi nous voulons paralyser la tenue de l’assemblée générale à Windsor.» Ce militant, et bien d’autres, fait partie de l’OAS (acronyme anglais d’OEA) Shutdown Coalition, née à Windsor et formée en catimini grâce à des réseaux sur Internet.
Des immigrants chiliens, colombiens et mexicains côtoient des communistes, des anarchistes et des étudiants, unis dans ce nouvel épisode de la saga antimondialisation. Le trajet Montréal-Windsor représente pour eux un chemin de croix, qui mènera à la résurrection du mouvement de révolte contre le néolibéralisme. D’ici là, un long périple les fait patienter. Douze heures avant d’apercevoir les lueurs de la ville de Windsor. Douze heures à songer à ce qui se passera, ne pouvant fermer l’oeil. Douze heures à se faire brasser à bord d’un autobus «jaune», loin d’être de première classe. Rien ne semble toutefois perturber l’enthousiasme des militants devant la fête qui les attend.

Premières armes
Des applaudissements. Des acclamations.Des cris de joie. Lorsque l’autobus s’arrête, samedi en début d’après-midi, devant le centre d’accueil de la Coalition, près de l’Université de Windsor, l’enthousiasme est palpable. Quelque cent cinquante personnes de partout au Canada (Toronto, Moncton, Ottawa, Vancouver, etc.) accueillent à bras ouverts les enfants terribles de Montréal. Certains se retrouvent, d’autres font connaissance. De la bouffe composée de riz, de légumes et de fruits est offerte gratuitement et le sera d’ailleurs tout au long du week-end. Une petite fiesta.
Un, deux, trois… Un, deux, trois… Sitôt le repas englouti, des exercices physiques attendent les jeunes agitateurs. «Il faut être en forme pour manifester», explique David Solnit, un activiste d’expérience de San Francisco âgé de trente-six ans et invité spécialement pour l’occasion. Pendant deux heures, ce diplômé ès désobéissance civile refile quelques bons tuyaux à la relève. Comment secourir une personne aspergée de poivre de Cayenne. Comment réagir lorsque les policiers procèdent à des arrestations. Comment agir en groupe pour bloquer des rues. «Plus nous nous serons exercés, plus nous serons prêts et efficaces», souligne une manifestante, Mendy Hiscocks.
Dans le cadre de ce qui est convenu d’appeler un cours de subversion pratique 101, David Solnit propose des jeux de rôle. Un groupe joue les policiers, l’autre, les manifestants. Lorsque les «policiers» interviennent pour arrêter les protestataires, ces derniers se tiennent bras dessus, bras dessous, collés les uns aux autres. Bonne technique, 10/10. De cette façon, en situation réelle, les forces de l’ordre arriveront difficilement à les déloger. «Le problème chez plusieurs manifestants, c’est qu’ils sont souvent peu préparés et agissent séparément au lieu d’être regroupés et d’agir en concertation, explique David Solnit. Le travail de groupe est essentiel.»
Tout au long de la séance, des policiers, les vrais cette fois, passent en camionnette devant le centre d’accueil. «Wouhouhou», murmurent les manifestants à cacun de leurs passages. Ça promet. D’ailleurs, dès que David Solnit repart en voiture, les flics l’interceptent. Décidément, les forces de l’ordre ne prennent aucun risque.

Avant-guerre
Tous les manifestants convergent samedi soir vers le Capitol Theatre, le quartier général de la protestation anti-OEA, situé au coeur de Windsor. Le centre-ville déconcerte, méduse, effraie même. Les rues sont vides. Les passants se font rares. Les automobilistes semblent éviter le quartier. Une ville fantôme.
Mais les policiers, eux, sont bel et bien là. En moto, en camionnette ou à pied, ils vont et viennent dans les rues, impassibles. Le service de police de Windsor, la police provinciale de l’Ontario et la police de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) ont installé leur quartier général dans un ancien entrepôt de la chaîne de magasins Canadian Tire. Ce contingent formé de deux mille deux cents policiers rassure les uns, inquiète les autres. «Pas de commentaires», répètent les flics quand on les aborde.
Sur des toits d’immeubles, des agents surveillent la foule, jumelles à la main. Ils scrutent le périmètre de sécurité, formé de six pâtés de maisons et érigé autour du Cleary International Centre (qui accueille l’assemblée générale de l’OEA) et de deux hôtels, qui hébergent les neuf cents délégués. Personne n’a le droit de pénétrer dans la zone sans accréditation. Vraiment personne. «Pas même les escortes que certains représentants ont appelées!» précise un policier de Windsor, sourire en coin. Un grillage de six mètres de haut fixé sur des blocs de béton entoure la zone interdite au public. «Ne nourrissez pas les animaux», rigole un agent de la GRC de l’autre côté de la clôture.
Les commerçants du centre-ville n’entendent toutefois pas à rire. Des banques, comme la CIBC, ont placardé leurs fenêtres de planches de bois. Au cas où… Les propriétaires de restaurants, dont celui du Top Hat, sont unanimes à dire que la clientèle a diinué considérablement. Chez les résidants, les perceptions divergent. «J’ai l’impression que la ville est devenue un gigantesque camp militaire, une zone de guerre», lance un chauffeur de taxi en manque de clients. «Ce sera comme le bogue de l’an 2000, prédit Liz, une autre résidante: on en a parlé beaucoup, on s’est préparé et presque rien n’est arrivé.»
Pendant ce temps, deux cents militants patientent devant le Capitol Theatre. Comme lors des manifestations de Seattle (en décembre dernier) et de Washington (en avril dernier), ils se réunissent en conseil à huis clos pour discuter des actions précises qui seront entreprises dimanche, le jour J. «J pour justice», précise Antoine Casgrain, un activiste de Québec. Après la réunion, les porte-parole se rassemblent dans un parc qui longe la rivière, à l’ombre du Casino de Windsor. «Demain matin, nous commencerons à agir, annonce Jaggi Singh, porte-parole de l’OAS Shutdown Coalition. L’objectif est de faire parler de nous.»
Gonflés à bloc, les manifestants acquiescent avant d’aller se reposer. Plusieurs érigent leurs tentes dans des cours arrière de maisons avec l’autorisation des résidants. Certains auront même le privilège de dormir à l’intérieur. Dans une résidence de l’avenue Campbell, des manifestants de Toronto discutent. «On a hâte, c’est sûr, souligne l’un des sept contestataires. On espère être suffisamment convaincants. C’est beaucoup de pression.» Un sommeil léger les attend, la hâte les tourmentant.

Jour J
À 11 h, les membres de l’OAS Shutdown Coalition se joignent au rassemblement d’importants syndicats (Congrès du travail du Canada et Travailleurs unis de l’automobile, entre autres). Quelque deux mille cinq cents personnes de sept à soixante-dix-sept ans se massent au City Hall Square. Les manifestants de tout acabit s’unissent le temps d’une protestation. Des travailleurs qui veulent préserver les emplois au Canada. Des immigrants d’Amérique latine inquiets du piètre état des droits de l’homme dans leur pays d’origine. Des narchistes qui en ont assez du pouvoir. Des jeunes qui réclament égalité et justice en crachant sur le capitalisme. Des marxistes-léninistes et des communistes qui distribuent leur tract contre le néolibéralisme. Bref, une foule aussi homogène que les habits d’Austin Powers (!) crée une atmosphère festive, malgré l’omniprésence des policiers affublés d’uniformes rappelant Robocop.
La plupart des manifestants sont armés – de pancartes, s’entend. «STOP!», «Pour l’humanité et contre le néolibéralisme!», «Le peuple vs McOEA!», «Capitalism sucks!», «OEA=Terreur», «Free people not Free markets». Les messages-chocs abondent, portés entre autres par des hommes-sandwichs. Des marionnettes géantes multicolores, des silhouettes noires de policiers en bois… et même un cafard géant. «Il représente un capitaliste qui s’attaque sans relâche au garde-manger des ressources naturelles des pays pauvres», raconte un activiste d’Ottawa. Plusieurs personnes sont aussi déguisées: plumes dans les cheveux, costume de diable sur le dos, «gazou» dans la bouche, maquillage au visage. Mais pas toujours par coquetterie. «Si mon patron me voyait prendre part à une manifestation, confie un participant cagoulé, il pourrait me renvoyer!»
Les militants arborent un large sourire devant les caméras. Environ deux cent cinquante journalistes sont assignés à l’événement, la plupart attirés par ce qui se passera à l’extérieur du Cleary International Centre. «J’ai déjà couvert ce genre d’événement et l’ampleur de la couverture médiatique me surprend à chaque fois, surtout quand on s’attend à de la casse», souligne la journaliste torontoise et auteure Naomi Klein. Pourtant, les dirigeants de Windsor affirment quant à eux que les médias sont davantage intéressés à découvrir les trésors de la ville que l’OEA a désignée comme hôte. Yeah, sure.
Après une longue attente, la foule se déplace bruyamment, bloque des artères importantes de Windsor et atteint le périmètre de sécurité, où une scène a été aménagée. Différentes prsonnalités s’adressent au public. «Ce qui se passe derrière la barrière est important. L’OAS veut organiser et gérer l’Amérique!» dénonce Noam Chomsky, auteur et professeur au Massachusetts Institute of Technology.
Ce qui se dit sur la scène, toutefois, bien des manifestants s’en contrefichent. Une dizaine d’entre eux secouent la clôture de sécurité et tentent d’y accrocher une immense bannière contre le projet de zone de libre-échange qui pourrait s’étendre de l’Alaska à la Terre de Feu. Psssiiifff… Psssiiifff… Un nuage jaune orangé jaillit. Le poivre de Cayenne, lancé par des policiers situés de l’autre côté de la clôture, refroidit les ardeurs. Les coups de bâton sur la clôture aussi. La bannière échoit sur le sol. «De l’eau! De l’eau!» réclament les victimes qui sentent leur visage brûler. Par vengeance, trois bombes fumantes sont lancées vers les policiers par des manifestants masqués. La confusion est totale. Dans le brouhaha, le photographe du journal, Benoit Aquin, se fait voler ses films, tandis que celui du Windsor Star est aspergé de poivre de Cayenne par erreur. Ouf! Grâce au ciel, deux hélicoptères enterrent les cris des manifestants avec leur battement d’ailes assourdissant…
Ensuite, un noyau d’environ mille activistes, plus déterminés et radicaux que les syndicalistes, reprend la marche. Deux d’entre eux sont arrêtés pour avoir «troublé la paix». Leurs collègues persévèrent. Ils bloquent l’accès au périmètre de sécurité à un autobus transportant trois délégués. Une trentaine de trouble-fêtes s’assoient devant l’autobus, pendant que d’autres le vandalisent. Après quatre-vingt-dix minutes d’attente, l’escouade anti-émeute intervient… encore une fois avec le poivre de Cayenne et les coups de bâton. Les agitateurs sont arrêtés. «Nous ne voulons pas de violence, hurle une manifestante en s’adressant à un policier. Nous voulons que les délégués comprennent qu’ils ne peuvent pas décider seuls, sans la population.»
Les manifestants reprennent la marche qui se calme peu à peu à l’here du souper. Au total, quarante-six personnes ont été arrêtées et transportées dans un centre de détention temporaire, loin dans l’est de la ville, au coeur d’une zone industrielle. «Cet isolement est nécessaire, affirme le chef de la police de Windsor, Glenn Stannard. Il ne faut pas que les manifestants s’y rendent trop facilement.» Erreur. Par solidarité, vingt amis des prisonniers font en soirée le pied de grue devant la prison. Une négociation digne des prises d’otages se déroule et aboutit à la libération de quarante-trois personnes vers 1 h du matin.

Lendemain de veille
Devant le Capitol Theatre, lundi matin, les prisonniers libérés racontent leurs déboires à qui veut bien les entendre, ce qui inclut une horde de journalistes. «Je marchais simplement dans la rue parmi les manifestants lorsque cinq policiers m’ont cloué au sol, raconte Tim Scott, un étudiant de l’Université du Massachusetts et membre de la Global Action Coalition. Ils ont pris mes bouteilles d’eau en disant qu’elles pouvaient contenir des produits toxiques. C’est ridicule!» De son côté, Ted Williamson, un citoyen dans la quarantaine, croit avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment. «J’étais près de la clôture lorsque les policiers ont lancé du poivre de Cayenne. Je ne voyais plus rien. Ils m’ont mis les menottes avant de me transporter à la prison.»
Quelque deux cents manifestants entreprennent ensuite une longue marche (eh oui, une autre!) à travers la ville de Windsor. Les policiers suivent la troupe de très près. Les contestataires tentent de faire sortir les élèves de trois écoles secondaires, sans succès. La manifestation s’éteint au fur et à mesure que la pluie tombe.
D’un côté de la barricade comme de l’autre, l’opération Windsor est considérée comme un franc succès. «Je pense que nous avons posé les gestes appropriés en réponse aux leurs. Le nombre de policiers n’était pas exagéré. Il n’y a pas eu de débordements», conclut Glenn Stannard. «Nous avons atteint nos objectifs de trubler l’OEA et de mettre de l’avant un nouveau débat public», se félicite Jaggi Singh. Deux solitudes, deux conclusions.
Lundi, à 18 h, les manifestants de Montréal reprennent la route. Indemnes. Tous consultent les journaux pour voir s’ils ont été photographiés ou cités. «J’étais à Seattle et à Washington, mais Windsor est de moindre envergure, indique Jean-François Hamilton, militant de vingt-quatre ans. Je pense toutefois que le message a passé. Les décideurs politiques des Amériques ne peuvent plus dire qu’il n’y a pas de désaccord à propos de leur projet de libre-échange. La population réagit.»
À 6 h mardi matin, les militants se donnent rendez-vous à Québec en 2001 pour le Sommet des chefs d’État des Amériques. À la prochaine fois…