Michel Onfray : La liberté de jouir
Société

Michel Onfray : La liberté de jouir

Limités par nos peurs, hantés par les vieux démons judéo-chrétiens, et malhabiles à jouir de la vie: pour le philosophe Michel Onfray, nous sommes des opprimés qui s’ignorent. Selon lui, la souveraineté de l’individu passe par sa libération de l’emprise de la société. Rencontre avec un philosophe iconoclaste.

Un jour, après avoir lu Cynismes, un des ouvrages clés de Michel Onfray, un étudiant de l’Université de Renne, s’est rendu compte qu’il faisait fausse route. Il a tout laissé tomber, et s’est enfui de chez lui pour aller vivre dans un tonneau! «Lisez Onfray, vous comprendrez», stipulait une note laissée à ses parents. Comme Diogène le Cynique, philosophe de l’Antiquité dont Onfray parle dans son livre, il avait entrepris de «se guérir de l’emprise de la société.» On l’a retrouvé dix jours plus tard avec des clochards, dans les caves de la ville…

«C’est inquiétant pour un auteur de voir que l’on puisse être mal lu, mal interprété, et que les gens fassent des trucs complètement idiots à cause de ça», explique Onfray. Passionné d’hédonisme, cette doctrine qui place le plaisir sur la première marche du podium des objectifs à atteindre, Onfray s’est appliqué à étudier les philosophes que l’Histoire a marginalisés au fil des siècles. «La marge, c’est mon centre», répond-il invariablement quand on le questionne sur son attirance pour les philosophes marginaux. En dépoussiérant les Cyniques grecs – un courant philosophique sur lequel personne ne s’était penché en France depuis 1850, (et qui a été popularisé par l’ouvrage d’un professeur de l’Université d’Ottawa!) -, jamais il ne se serait douté que quelqu’un puisse décider de suivre au pied de la lettre l’exemple de Diogène, ce philosophe qui voyait en l’itinérance et en la pauvreté, une façon de s’affranchir des contraintes imposées par la société, et de parvenir ainsi au bonheur…

«L’histoire de la philosophie a été faite par des civilisations qui méprisaient le corps, qui méprisaient la chair. Les penseurs ont sciemment choisi d’aller vers certains philosophes plutôt que vers d’autres: ils ont fabriqué un centre à partir duquel les marges se sont dessinées. Si, en revanche, vous avez envie d’une autre philosophie, d’une conception différente du monde, alors ce qui était considéré comme marginal devient central. Les philosophes qui sont aissés pour compte dans la tradition idéaliste sont des philosophes centraux pour moi. Je crois qu’on peut réécrire une histoire de la philosophie en réhabilitant les philosophes oubliés… Mais pourquoi y a-t-il eu cette omission-là? Heidegger considère que la grande question de la philosophie, c’est l’oubli de l’être; moi, je pense qu’il a tort, et que la vraie question, c’est l’oubli du corps. Il y a, dans la tradition judéo-chrétienne, une négation des plaisirs du corps, une négation encore très présente aujourd’hui.»

Argent, pouvoir & Cie
Dans Cynismes, Onfray dit des Cyniques grecs qu’ils incarnent «la figure de résistance qui empêche les cristallisations sociales, transformées en idéologie et en conformisme». Où sont les philosophes aujourd’hui? Leur rôle n’est-il pas justement de gueuler contre la bêtise humaine, contre les abus du pouvoir? «Il y a, et il y a toujours eu, des philosophes du côté de la résistance; et d’autres qui sont du côté du pouvoir. Il y a les philosophes critiques, indépendants; et il y a ceux qui mangent dans la main du pouvoir, qui sont les conseillers des ministres, qui sont invités à la table des grands. C’est normal: le pouvoir a tout intérêt à intégrer les intellectuels, à s’assurer de leur appui. Beaucoup d’intellectuels ont donc choisi de mettre leur talent au service de l’exercice du pouvoir plutôt qu’au service de la critique. Je pense, quant à moi, que le vrai travail philosophique est un travail subversif, critique, un travail de résistance. C’est la promotion de l’individu contre les masses, contre les groupes.»
Les philosophes devraient-ils alors descendre dans la rue pour gueuler contre les injustices? Se faire asperger de poivre de Cayenne pour défendre leurs idées? «Pas forcément. Il y a différentes formes de militantisme. Certains philosophes peuvent choisir de descendre dans la rue; d’autres peuvent écrire en considérant que ça suffit. Je crois personnellement que le travail du philosophe n’est pas seulement d’écrire des livres: ildoit aller à la rencontre de gens. Aller dans les cafés, dans les librairies, dans la rue, à l’université, etc. Son rôle consiste à faire fonctionner ses idées en les partageant avec d’autres; et je ne suis pas certain que le militantisme de rue soit la meilleure façon d’y arriver. En tout cas, ce n’est pas ma façon à moi. C’est trop grégaire, trop collectif. Je pense que l’on peut militer de manière différente, en vivant différemment. Par exemple, on ne peut pas enseigner le mépris des honneurs et de l’argent, et en même temps les rechercher à tout prix.»

Souverains anonymes
Un des thèmes récurents chez Onfray est le combat entre sécurité et liberté: deux états qui sont en opposition. «Il existe une antinomie radicale entre l’individu et la société. La société se nourrit des individus; et l’individu, par définition, est asocial. Le propre des sociétés est d’ingérer les individualités, un peu comme un trou noir aspire la matière. Les mécaniques pour tuer l’individualité sont infiniment nombreuses: le mariage, la monogamie, le couple, la famille, la profession, etc. Vous n’êtes pas un individu, vous êtes un père, un enseignant, un époux, etc. L’individu est dilué dans une espèce de grande communauté qui ne recherche pas la liberté mais bien la sécurité. Si, en revanche, vous voulez la liberté, vous faites une croix sur la sécurité. C’est Hobbes contre Rousseau. Les systèmes politiques ne permettent pas la souveraineté de l’individu: ils permettent la souveraineté de l’État, de la patrie, de la nation, de la communauté. L’individu ne doit sa souveraineté qu’à lui-même.»
L’éducation, par exemple, devrait contribuer, selon Onfray, à la souveraineté de l’individu. Sauf qu’entre L’Émile de Rousseau et les allocutions du ministre Legault, un fossé s’est creusé. «La plupart du temps, l’école fabrique autre chose que des individus: elle fabrique des gens qui obéissent, qui arrivent à l’heure, qui acceptent d’être assis huit heures par jour dans un espace confiné… C’est surtout ça que l’cole apprend; le reste, le savoir, c’est un prétexte. Le savoir s’évapore le lendemain de l’examen… Ce qui reste, c’est la politesse, l’hypocrisie, la courtoisie, l’obéissance, la docilité, la soumission…»

La vie en rose
Histoire de nous sortir de cette grisaille, Onfray défend, dans son dernier livre, Théorie du corps amoureux, une position libertine, et invite le lecteur à mettre au rancart les contraintes imposées par la monogamie, la fidélité, la famille et le travail, pour mieux succomber au plaisir des sens… Onfray entend-il vider les tours à bureaux de leurs travailleurs? Devrions-nous passer nos journées à forniquer avec les voisins, et à prendre notre bain en buvant du champagne? «Avouez que ce serait pas mal! Non, sérieusement, je ne crois pas une seconde que ça puisse arriver. Le projet hédoniste dont je traite ne peut concerner que des individus de façon ponctuelle, rarissime. Il y a beaucoup trop de gens qui aiment la sécurité et pas la liberté, l’obéissance plutôt que l’indépendance, la soumission plutôt que l’autonomie. Et puis, plein de gens aiment travailler dans les tours à bureaux! Ils préfèrent ce semblant d’existence plutôt que le grand air, parce que le grand air, ça les étouffe! La pratique judéo-chrétienne est en nette régression, mais ça n’empêche pas la morale judéo-chrétienne (contraintes sexuelles, goût de l’ordre et de la sécurité, etc.) d’être présente dans la tête de 95 % des gens! Nous sommes bien moins libérés que nous aimons le croire…»

«Avec mes écrits, je veux provoquer une prise de conscience intime et personnelle; pas un mouvement de masse! Même que parfois, les gens prennent ce que je dis au pied de la lettre, et ce n’est pas forcément heureux. Un jour, un type m’attendait à la sortie d’une conférence, et il s’est mis à pleurer en me déclarant que j’avais changé sa vie le jour où il m’avait entendu sur France-Inter. Il avait arrêté sa voiture pour écouter, et il s’était dit que sa vie ne lui plaisait pas: c’était un footballeur profesionnel. Il est rentré chez lui, il a laissé son boulot, et il a plaqué sa femme et ses enfants. Je lui ai rétorqué que c’était une connerie, qu’il n’aurait jamais dû faire ça. Il aurait fallu qu’il garde sa femme, ses enfants et son métier; mais qu’il ait un rapport différent avec eux. Il faut repenser notre vie, l’améliorer, entreprendre des transformations personnelles et intimes: mais il ne faut pas tout laisser tomber!»
Il n’y aura donc pas, assure Michel Onfray, de projet de société hédoniste, pas d’états hédonistes, encore moins de partis politiques hédonistes. Les putes peuvent dormir sur leurs deux oreilles aux prochaines élections…