Société

Droit de cité : Les copains d’abord

La Ville de Montréal cédera pour une poignée de main un vieux cinéma décrépit et abandonné du quartier Notre-Dame-de-Grâce qu’elle avait acquis l’automne dernier.

C’est le Cinéma V, ou plutôt l’ancien cinéma, puisqu’on n’y projette plus grand-chose depuis dix ans – sauf, bien sûr, toutes sortes de plans à faire gagner des élections.

En 1998, le maire y était allé faire la cabale, promettant de revitaliser le quartier, d’abord en plantant des fleurs le long des trottoirs, puis en retapant la ruine du Cinéma V. Homme de parole, le maire a fait planter des fleurs et a ordonné à la Ville d’acheter la salle, même s’il était plutôt périlleux de la transformer en salle de spectacle et même si personne n’en voulait.

Personne n’en voulait, sauf l’organisme Cinéma VI, dont le désir ardent était d’en faire un second Théâtre Corona… même si le vieux V n’a pas la gueule du Corona. Il a plutôt celle du Cinéma Château, sur Saint-Denis, près de Jean-Talon, idéal pour les spectacles d’Evan Joanès et les conférences de Roger Drolet pour désaxés compulsifs.

Cinéma VI a été fondé par Sonya Biddle, conseillère municipale sous la bannière d’Équipe Bourque/Vision Montréal; Allan Patrick, conjoint de madame Biddle et attaché politique du maire Bourque; et Albert Sévigny, candidat défait de Vision Montréal en 1994. Tiens donc!

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Avoir autant de contacts dans la famille doit aider, ou à tout le moins ne doit pas nuire, puisque l’automne dernier, l’administration du maire Bourque a soudainement pensé qu’il s’agissait d’une bonne affaire, malgré les avis contraires qu’elle avait reçus. La Ville a donc acheté l’édifice pour 570 000 dollars. Une bonne affaire, en effet, puisque avec une somme pareille, vous pouvez à peine vous offrir la maison des domestiques au domaine Dion-Angélil. Là, vous avez un cinéma au complet!

Bon, c’est vrai, la petite annonce disait «idéal pour bricoleur», mais on a un maire qui n’a pas peur de mettre la main à la pâte et de se salir le dessous des ongles.

Or, surprise: l’administration du maire Bourque vient de décider qu’elle offrira pour rien la carcasse du Cinéma V à l’organisme Cinéma VI, dirigé par une conseillère de Vision Montréal!

L’opposition au conseil municipal crie au conflit d’intérêts. Et vous savez ce que c’est, crier au conflit d’intérêts, en politique? C’est comme lancer une alerte au requin sur une plage de la Floride.

Un conflit d’intérêts? Où ça? Pour qu’il y ait conflit d’intérêts, encore faut-il qu’il y ait intérêts. Dans ce cas-ci, l’ancien Cinéma V, abandonné, n’en représente aucun, ni sur le plan architectural ni sur le plan patrimonial. En 1995, un architecte de la Ville a découragé l’administration Bourque d’acquérir le cinéma vu «son état lamentable», et a fait remarquer que le quartier était assez bien desservi en équipements civiques, culturels et communautaires. La maison de la culture NDG est à quatre rues à l’est.

Qu’entend-on par «état lamentable»? Montréal l’a su tout juste après l’achat. Seulement pour éviter que le temps n’abatte l’édifice une fois pour toutes – le plafond, les murs, tout menaçait de s’écrouler à la première brise -, la Ville a investi une bricole de un demi-million de dollars, sans compter les frais d’électricité et de chauffage. Et Dieu sait que ça coûte cher, le chauffage, quand le ciel passe au travers des plafonds! Au total, incluant le prix d’achat, c’est plus de un million et demi de dollars que la Ville a consacrés au Cinéma V jusqu’à maintenant.

Pour cette somme, ça devient plus sérieux: on a la moitié du domaine Dion-Angélil. Mais ça reste un immeuble décrépit, plus près d’accueillir des containers à déchets que des invités de marque en tuxedo.

L’affaire paraît moins bonne, mais le maire persiste à dire que ce sera fantastique pour les gens du quartier.

En passant, avez-vous remarqué qu’à chaque question qui lui est posée sur le bien-fondé de certaines de ses décisions, le maire commence toujours ses réponses par: «Ce sera fantastique pour les gens», comme s’il était un prédicateur répondant à ses ouailles intrigués par toutes les promesses du Paradis? Êtes-vous sûr, mon Père, qu’on peut jouer au ping-pong au Ciel? «Oui, mon fils. Allez, dégage maintenant.»

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Pour prouver qu’il ne s’agit pas d’un cadeau de Grecs qu’elle offre pour masquer une grave erreur de jugement (celle de l’acquisition du cinéma), la Ville donnera un million de dollars à Cinéma VI pour la reconstruction de la salle. Après, il manquera encore 700 000 dollars, qu’on devra aller chercher dans les coffres d’autres gouvernements. Et ce n’est pas fini: Cinéma VI compte cogner aux portes de fabricants de peinture, de tapis et de matériaux de construction pour des dons!

Bon, admettons que ce sera fantastique. Mais fantastique en quoi, on ne le sait pas encore, Cinéma VI et la Ville ne s’étant jamais trop étendus sur la question, évoquant au passage quelques vagues idées: des spectacles du Festival de Jazz, de Juste pour rire, et même des projections de films, on ne sait trop.

Bref, c’est du sérieux. Et pour les amis.