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Alcootest : La goutte en trop
Engins de détection datant des années 1950, manque d’experts, policiers mal formés qui tournent souvent les coins rond: au Québec, même un individu ayant un taux d’alcool dans le sang trois fois supérieur à la norme peut être acquitté s’il a les moyens de se payer un bon toxicologue et un avocat compétent.
Baptiste Ricard-Châtelain
Photo : Mathieu Bélanger
«Je me demande si un dossier d’alcootest ne devient pas plus difficile à prouver qu’un meurtre.»
Toxicologue judiciaire au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale depuis environ six ans et prof à l’Institut de police du Québec à Nicolet, André Dion emploie une image on ne peut plus forte pour exprimer son dépit. Régulièrement, il est appelé à témoigner pour la couronne. Régulièrement, il peut constater les failles du système.
Premier obstacle pour la poursuite: l’utilisation par la plupart des corps de police municipaux et par la Sûreté du Québec du Breathalyser 900a, une antiquité entièrement manuelle. S’il est bien manipulé, pas de problème. «Mais, il y a beaucoup de risques d’erreurs», souligne André Dion, indiquant qu’une multitude de paramètres doivent être respectés. Des munitions données à la défense sur un plateau d’argent.
De plus, contrairement à la croyance populaire, cet alcootest complètement dépassé n’a pas un poids bien important dans la balance de la justice. Tout ce qui importe, c’est que l’accusé n’ait pas démontré de signes physiques évidents de son état d’ébriété au moment de son arrestation. Dès lors, il pourra dire au juge qu’il n’avait bu que deux ou trois consommations dans sa soirée. L’expert débarque, appuie le témoin et dit qu’effectivement, il ne dépassait pas la limite, le fameux 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.
«Si le juge croit l’accusé crédible, il rejette du revers de la main l’accusation.» Peu importe le résultat. «Si t’as juste le chiffre de l’alcootest, il y a de bonnes chances que le juge croit l’accusé.» Monsieur Dion évalue que la probabilité d’un acquittement dans ces circonstances dépassent les 70 % malgré le fait que le résultat de l’alcootest puisse être sans équivoque.
«C’est un peu l’homme contre la machine», poursuit le toxicologue judiciaire Jean Charbonneau, de la firme montréalaise Léonard Vallé et associés. Cet homme est dans l’autre camp, celui de la défense, mais pose le même constat que son adversaire. «Ça reste toujours une question de crédibilité.» En d’autres mots, ayez l’air de dire vrai, et vous serez probablement acquitté.
Ancien employé du Laboratoire de sciences judiciaires, Jean-Jacques Rousseau, qui travaille maintenant à son compte, cumule trente-quatre ans d’expérience en la matière. «À choisir entre une machine et un humain, en général, les juges vont rejeter la machine», croit-il. Est-ce dire qu’il peut parfois être avantageux de plaider non coupable? «Oui, les chances d’acquittement sont relativement élevées.»
Monsieur Rousseau dénonce à qui veut bien l’entendre les Breathalyser 900a, des «dinosaures», selon lui. «C’est comme de retourner à la charrue et au cheval! C’est invraisemblable qu’on utilise encore ça.» Les nouveaux modèles entièrement automatisés ne règlent cependant pas tout. «On ne peut pas, au-delà de tout doute, établir avec exactitude que l’individu dépasse 0,08.» On ne fait qu’une estimation à partir de l’haleine.
De plus, l’alcootest ne représente que la moitié de la preuve à soumettre à la Cour. Les signes physiologiques de facultés affaiblies sont tout aussi importants. Voilà pourquoi les policiers les plus consciencieux vous feront marcher sur une ligne, pointer le bout de votre nez avec votre doigt. Ce sont les épreuves standard de sobriété. Mais pour monsieur Rousseau, la validité de l’exercice est souvent contestable et la décision de vous l’imposer relève à l’occasion du power trip. «Je me demande parfois si on ne fait pas ça pour humilier un individu en public», dit-il.
Les coins rond`
Toxicologue judiciaire travaillant aussi au Labo, Jean-Pierre Robitaille siège sur le comité canadien qui approuve les alcooltests. Il a aussi enseigné les épreuves de sobriété durant dix ans aux futurs policiers de Nicolet. Monsieur Robitaille ne remet pas en question la fiabilité des Breathalyser 900a. Selon lui, bien utilisés, ils donnent de bons résultats. Mais il reconnaît que le processus judiciaire serait simplifié par l’achat de modèles récents. «On devrait investir pour donner aux policiers un équipement plus performant.»
Le problème, selon Jean-Pierre Robitaille, c’est le travail des policiers. Leur formation, dit-il, est inadéquate. «Les cours leur permettant de pouvoir démontrer que le conducteur intercepté présentait des signes évidents d’ivresse ne sont pas donnés.» N’a-t-il pas justement été responsable de la formation sur ce sujet à l’Institut? «Oui, mais on ne dispose que de quelques heures pour présenter l’aspect théorique. Il n’y a pas ou alors très peu de pratique. En plus, les premiers effets à disparaître chez les gens qui développent une tolérance à l’alcool, ce sont les problèmes de motricité. Comment voulez-vous qu’un policier qui n’est pas clinicien puisse juger de l’état d’un individu?»
«Souvent, les policiers arrêtent des individus et ils ne font à peu près pas d’observation», déplore monsieur Robitaille. Il affirme également que certains gardiens de la paix coupent court quand vient le temps de remplir la paperasse abondante. «Ils en ont pour toute la nuit. Souvent, ils tournent les coins rond.»
Le cas type est un agent posté en région qui n’effectue que trois ou quatre tests l’an et n’est appelé à témoigner que pour un de ces dossiers. Il fait au mieux de sa connaissance. Malgré tout, sitôt dans le box des témoins, sitôt démoli, mis en pièces. Et là, il n’y a plus de limites. «On a vu des gens à 250 [plus de trois fois le 0,08] se faire acquitter.»
Trois experts pour tout le Québec
«C’est une question de choix de société: est-ce qu’on veut arrêter juste les gens qui sont saouls morts?» demande monsieur Robitaille. Pour l’instant, 80 % des personnes qui se font pincer plaident coupables. Mais si elles savaient qu’il existe une multitude de défenses possibles, on risquerait de voir bon nombre d’entre elles devant le juge.
Encore faut-il en avoir les moyens, rappelle cependant Jean-Pierre Robitaille. Ce type de procès peut facilement durer de un à deux ans. Il faut alors payer avocats et experts.
Pour les plus fortunés, il semble néanmoins que le jeu en vaille le coup. Selon monsieur Robitaille, seulement trois experts du Laboratoire de sciences judiciaires sont habilités à témoigner. Vu le nombre de causes, on imagine bien qu’ils n’assistent pas à toutes. «C’est sûr que la défense profite de ça», convient-il.
Au nombre de ces avocats qui exploitent les ratés du système, on retrouve maître Serge Goulet. Vous vous souvenez du juge acquitté parce qu’il avait fait nettoyer son dentier avec un solvant par un denturologiste (sic)? C’était un de ses clients.
«La pub dit: "L’alcool au volant, c’est criminel. Point final." Cette pub, c’est de la foutaise, dit l’avocat. Ce n’est pas point final. Un individu a le droit à une défense juste et équitable.»
Pour Serge Goulet, l’une des meilleures défenses est celle dite du dernier verre. Explications: vous avez «calé» vos consommations juste avant de prendre le volant. Vous êtes arrêté. Le policier attend les vingt minutes réglementaires avant de vous soumettre à l’alcootest et vous échouez. Facile à contester puisque l’alcool n’était pas encore digéré lors de l’interception! Nul besoin de contredire l’alcootest. Le doute est semé. Vous êtes acquitté. Attention! Pas si vous avez un taux de cinq fois la limite permise.
Petites recommandations de monsieur Goulet, en passant. Inutile de manger des cigarettes ou du beurre d’arachide. Ça risque de vous rendre malade pour rien. Oubliez aussi le rince-bouche. Inefficace.
Notons finalement que le sergent Pierre Angers du service de la sécurité routière à la SQ certifie que les appareils utilisés sont très fiables, mais que la SQ les changera pour un modèle plus récent d’ici l’automne ou le début de 2001.