Jean-François Chicoine : À l'Est d'Eden
Société

Jean-François Chicoine : À l’Est d’Eden

Parti visiter les orphelinats de Roumanie pour le compte de l’UNICEF, le pédiatre JEAN-FRANÇOIS CHICOINE est revenu bouleversé, atterré. Les enfants, dit-il, sont les premiers à souffrir de la chute interminable des pays de l’Est. Rencontre avec un médecin révolté.

Pendant que l’Asie se dote de buildings ultramodernes et de trains à haute vitesse, les pays du bloc de l’Est poursuivent leur chute, et s’appauvrissent davantage année après année. Manque de ressources, inflation galopante, corruption étalée au grand jour: c’est le tiers-monde, à quelques minutes d’avion des grandes capitales européennes…
Le mois dernier, le pédiatre Jean-François Chicoine («Le bon docteur Chicoine», dixit Marie-France Bazzo) est allé visiter une quarantaine d’orphelinats en Roumanie à titre d’observateur pour l’UNICEF. Il a été bouleversé par ce qu’il a vu. «Je m’attendais à voir des choses difficiles, mais ce que j’ai vu dépassait tout ce que j’avais pu imaginer. Dans les pays émergents, on remarque habituellement deux sections: d’un côté, il y a les centres-villes, qui connaissent un boum économique encore plus grand qu’en Occident; de l’autre, il y a les bidonvilles. En Roumanie, il n’y a pas deux vitesses, il n’y a que de la pauvreté. J’ai travaillé dans plusieurs pays pauvres, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, mais c’est la Roumanie qui m’a le plus consterné: ce pays est en chute libre, point final.»

La chute
Quand il parle de la Roumanie, Jean-François Chicoine semble faire allusion à un pays proche, presque limitrophe. «En tant qu’Occidental, je n’ai ressenti aucun choc culturel en débarquant là-bas, explique-t-il.On voit des vignes, des maisons de pierre, on se croirait volontiers en Italie ou en Allemagne! La misère et la désolation n’en sont que plus saisissantes. C’est comme si j’avais débarqué de plain-pied dans l’imaginaire de George Orwell.»
«Depuis deux ans, poursuit-il, le salaire moyen a chuté de 50 % en Roumanie. Le PNB diminue année après année, l’espérance de vie est inférieure à la nôtre d’environ dix ans. En plus, la Roumanie est un des pays les plus corrompus au monde: il faut même donner un "pourboire" à la guichetière pour acheter un simple billet de train! Mais contrairement à d’autres peuples nordiques, par exemple, ls Roumains ne sont pas un peuple glacial: ils sont un peuple éteint, parce qu’ils n’ont plus d’avenir. Plusieurs Roumains en sont même rendus à regretter le temps de Ceausescu…»
Ce qui n’est pas peu dire: Ceausescu gouvernait le pays comme un gourou dirige une secte. Alors que son charisme et l’apparente bonne santé de son pays lui donnaient une bonne image à l’étranger, la politique interne de la Roumanie était épouvantable, et a causé des dommages considérables toujours tangibles aujourd’hui.
Ainsi, Ceausescu avait décidé que les enfants devaient être éduqués par l’État plutôt que par leurs parents. Il obligeait donc les couples à avoir quatre ou cinq enfants, et à en abandonner un ou deux à l’orphelinat!
«Les orphelinats étaient en fait des appareils destinés à élever des citoyens. Dès l’âge de trois ans, les enfant étaient triés, et on les envoyait soit dans un centre où l’on décidait de les éduquer et de les nourrir, soit dans un mouroir, où on les nourrissait à peine, et où les épidémies faisaient des ravages. Après 1989, les Occidentaux ont découvert cette horreur-là, et ils ont envoyé des fonds pour aider la Roumanie. Mais cela n’a servi qu’à améliorer les installations, non pas à changer les façons de faire.» Encore aujourd’hui, moins de 10 % des 180 000 enfants toujours internés dans les orphelinats roumains sont de véritables orphelins.
«Pendant quinze ans, les Ceausescu ont interdit la pratique de la psychologie dans tout le pays, explique Chicoine. Actuellement, on vit les conséquences de cette mesure. J’ai visité un orphelinat dans le Nord du pays où le directeur était fier de me montrer les murs propres et les installations sanitaires. Le hic, c’est que les quarante-huit bambins de cet orphelinats étaient laissés à eux-mêmes durant toute la journée, sans personne pour jouer avec eux, pour les stimuler! Ils étaient dans un état presque végétatif.C’était une vision d’horreur: en tant que pédiatre, je sais très bien que ces enfants-là ne pourront jamais fonctionner normalement après untel traitement.»
De tous les enfants d’adoption que Jean-François Chicoine examine à Montréal, ce sont ceux qui viennent des pays de l’Est qui présentaient le plus de difficulté de comportement et d’apprentissage. «Les jeunes Roumains avaient souvent plus de misère que les autres à s’adapter sur le plan affectif. J’ai enfin compris pourquoi ces enfants-là ont davantage besoin de Ritalin, pourquoi ils s’attachent moins bien à leur famille d’adoption…»

Apathie intellectuelle
En Roumanie, on retrouve plus de trente mille organisations non gouvernementales (ONG). Mais comme dans les autres secteurs économiques, il ne s’y passe rien: à peine quatre cents d’entre elles sont actives. C’est pourquoi l’apport étranger reste crucial. «J’admire le travail d’organismes comme Terre des Hommes Canada, qui s’occupe d’éduquer les enfants des orphelinats dans des pays en voie de développement. Ils donnent, entre autres, des cours de musique, d’informatique, ou d’hôtellerie, ce qui permet aux enfants de trouver plus facilement un emploi quand ils quittent l’orphelinat. Sinon, ils se retrouvent souvent dans la rue, ou encore dans le tourisme sexuel…»
Mais pour Jean-François Chicoine, la Roumanie est loin d’avoir le monopole de l’apathie et du conformisme. Personne n’est à l’abri d’un dérapage, rappelle-t-il. «Regarde ce qui s’est passé l’an dernier au Québec avec la grève des infirmières. Personne n’est descendu dans la rue avec elles pour les supporter. Les gens sont endormis: ils pensent que le système marche tout seul! Ce sommeil public m’énerve au plus haut point. Quand tu reviens de Roumanie, et que tu retournes dans un hôpital du Québec, tu t’aperçois qu’il n’y a pas d’activités intellectuelles. Chaque fois que tu veux lancer un projet, on te répond: "On n’a pas d’argent! On ne pourra pas! Ça ne marchera pas! C’est la Régie régionale qui décide!" Alors, tu te dis que tu as déjà vu ça quelque part, et que le Québec n’est à l’abri de rien.»