

Fierté gaie 2000 : À la défense du Village gai
Pour notre journaliste, MATHIEU CHANTELOIS, le Village à Montréal offre à l’homosexuel un autre territoire que le placard. En plus de représenter un puissant symbole de l’affirmation de la collectivité gaie au Québec.
Mathieu Chantelois
Photo : Benoit Aquin
Il y a quelque chose d’un peu fastidieux à entendre les lamentations de ceux qui s’en prennent à l’existence du Village gai. En fait, les polémiques entourant le quartier gai ont ceci d’absurde qu’elles ne font rien d’autre qu’agiter une conception truffée de préjugés et de faux idéaux. Ceux qui soulèvent le débat connaissent visiblement mal le Village.
Les détracteurs parlent du quartier gai comme d’un vase clos, contraignant ses visiteurs à l’étouffement. D’ailleurs, ils utilisent l’expression «ghetto» au lieu de Village, établissant d’emblée une réaction phobique à une visibilité collective de l’homosexualité. Un ghetto, rappelle Le Petit Robert, c’est un quartier où une minorité est forcée de résider, parce que l’ordre établi souhaite la séparer du reste du monde ou la faire disparaître.
Dans un essai intitulé Réflexions sur la question gay, le journaliste français Didier Eribon estime que la ghettoïsation des homosexuels ne se trouve pas dans le Village. Pour l’auteur, ceux qui sont contre le «ghetto visible» du Village se trompent sur la nature même des quartiers gais. Les concentrations territoriales des homosexuels sont d’abord et avant tout une manière d’échapper au «ghetto invisible», au «ghetto mental», à la mise au secret d’une bonne partie de l’existence des gais et des lesbiennes. Au coeur du Village, les gais ne se cachent plus: ils se montrent au grand jour, comme si la visibilité était un cri de ralliement, un appel à la reconnaissance. Il n’y a que rue Sainte-Catherine Est que j’aie osé draguer un gars sans avoir peur de me faire tabasser.
Le quartier gai permet la rencontre, le dialogue et le partage. Il aide de nombreux homosexuels à s’assumer. Il offre enfin à l’homosexuel un autre territoire que le placard. C’est un outil primordial pour échapper au «ghetto de l’âme», tributaire des sentiments de honte, d’isolement et de mépris.
C’est connu, le sentiment de rejet pousse au rapprochement ceux qui se ressemblent. Dans un monde où les formes de iscrimination sont multiples, le ralliement des «semblables» est inévitable. Il y a des quartiers chinois, d’autres, arabes. Des coins pour les plus démunis, comme pour les mieux nantis. Oserait-on s’opposer à des concentrations territoriales d’Haïtiens ou de Portugais-? Les regroupements des minorités ne proviennent pas d’un désir de ségrégation sociale, mais plutôt d’une volonté des groupes culturels de s’intégrer à la société. Tel est l’objectif qu’ils actualisent en s’appropriant l’espace urbain, en se rendant visibles à tout un chacun.
Pour le géographe Gilles Sénécal, le Village constitue un «bel exemple de prise en charge par une communauté d’un espace dégradé» qui, à l’instar d’autres quartiers, remplit la fonction cruciale d’offrir «des sens et des signes à la transmission de l’identité». Le Village devient alors «le noeud de la trame des lieux, un espace où il est possible de partager et de ressentir les choses, il demeure un repère».
Le Village est donc un puissant symbole de l’affirmation de la collectivité gaie au Québec. Il offre un véritable espace d’appartenance permettant aux homosexuels de faire valoir leurs droits et d’élire des porte-parole, tels des représentants scolaires, provinciaux et fédéraux qui parlent ouvertement de leur homosexualité. Le Village gai donne à des individus épars une tribune et une histoire. C’est dans ce quartier que des groupes se sont formés pour défendre les droits et les intérêts de toute une communauté.
Le commercialisation et la liberté sexuelle
En 20 ans, le Village est aussi devenu la vitrine du Gai-Montréal. Plusieurs bars, clubs, restaurants, boutiques et hôtels ont pignon sur la rue Sainte-Catherine Est. Pas moins d’une centaine d’établissements commerciaux. Certes, l’enrobage du Village peut paraître un peu kitsch º- voire trash. Bien sûr, la scène quotidienne n’est pas toujours rose. Et, comble de l’ironie, certains bars du Village pratiquent systématiquement la ségrégation en excluant les femmes ou les hommes ui se situent en dehors des normes de la représentation stéréotypée de l’homosexuel. Hélas, la commercialisation du Village peut forger des identités figées, défendre une culture homogène, et soumettre la communauté à de nombreux pièges identitaires. L’un des défis les plus importants de la communauté gaie est de ne pas s’abandonner à l’institutionnalisation et de rester dynamique.
Par contre, il faut se rappeler que la «commercialisation» du Village a été un facteur primordial de la constitution d’un milieu gai, qui a été au départ (et reste fondamentalement) générateur de liberté. Les espaces de liberté des homosexuels sont souvent des endroits commerciaux. Dans son livre Gay New York, George Chauncey montre bien que les lieux de commerce ont été, dans l’histoire de l’homosexualité, le vecteur de la sociabilité, de la culture et des modes de vie qui n’auraient pu se développer sans ces cadres.
Et puis, outre les commerces bordant les principales artères du Village, c’est également un quartier où se développent des regroupements communautaires. On y trouve aussi des cliniques médicales et un commissariat de police; des ressources parfois primordiales pour s’exprimer sans crainte.
L’autre danger qui guette la communauté gaie est de se laisser dépasser par une improbable «fin de l’histoire». On n’assistera jamais à une réconciliation générale de l’humanité dans l’universalité et l’indétermination. De là, une importante mise en garde face au raccourci de Sartre, pour qui les quartiers gais ne sont qu’une étape, un lieu de passage débouchant sur une étape supérieure: «l’universalisme». Le père de l’existentialisme croit que c’est uniquement à l’extérieur des frontières d’un Village que l’homme apparaît dans sa nudité, puisqu’il se retrouve sans détermination sociale, sexuelle ou raciale.
Malheureusement, le rêve d’une planète dénuée de toute forme de ségrégation est à ranger dans l’impossible salut… J’aimerais voir un bar de cuirs à Saint-Léonard; me faire servir un hamburgr par un travelo chez McDo; ou tenir la main de mon chum dans la file devant le Bar Tokyo. Mais, encore aujourd’hui, de telles images relèvent davantage d’un épisode de X-Files que d’un sujet de reportage à Sortie gaie.
Depuis des années, le Village s’est efforcé de conférer une légitimité à ce qui était interdit. On ne crée rien à partir de rien. Le quartier gai est un des éléments importants du processus de la visibilité collective, de l’affirmation homosexuelle, de l’autonomie du discours, et de l’épanouissement des codes sexuels et culturels. Il doit demeurer un lieu ouvert. Ouvert aux débats, aux discussions, au dialogue. Ouvert à tout le monde.