

Les Mormons à Montréal : Les dernières tentations du Christ
Près de deux cents Mormons ont quitté leur Utah natal pour venir passer quelques mois à Montréal. Leur mission: faire du bénévolat. Mais afin de garder leur âme propre, ils doivent suivre des règles très strictes: ne JAMAIS s’aventurer rue Sainte-Catherine, ne JAMAIS entrer dans un cinéma et ne JAMAIS sortir avant dix heures le matin. Pas facile de gagner son ciel…
					
											Georges Boulanger
																					
																				
				
			Pour un jeune Américain de dix-huit ans, on le sait,  Montréal est un peu comme Disneyland pour un enfant de huit  ans. On peut le constater toutes les fins de semaine quand les  jeunes Bostoniens envahissent cette ville magique où leur  argent double de valeur, où les bars les accueillent à bras  ouverts et où les jolies French girls se déshabillent  partiellement (rue Crescent) ou complètement (au Super  Sexe).
  Imaginez la chance d’Elder Weaver et d’Elder Losee. Pour leur  dix-neuvième anniversaire, ces deux jeunes Américains de Salt  Lake City ont reçu un voyage toutes dépenses payées de… deux  ans à Montréal! Deux ans dans leur propre appartement chauffé,  éclairé, compte de dépenses inclus! Deux ans loin de l’autorité  parentale dans cette ville fantastique où un jeune peut devenir  un adulte un petit peu plus rapidement que dans leur Utah  natal!
  Sauf que… Je parle du Festival de Jazz, des Francos, de la  rue Sainte-Catherine le samedi soir, des terrasses de la rue  Saint-Denis et de la Main à Elder et Elder, et ils me  regardent comme si je parlais de Bangkok ou de Tijuana. Ils  sont à Montréal depuis sept mois et ils ne sont jamais allés au  centre-ville. C’est que les deux Elder ne sont pas venus à  Montréal comme un jeune Québécois part triper un été en Europe  avec un sac à dos, un Eurailpass et une carte des auberges de  jeunesse. Elder et Elder sont des missionnaires de l’Église de  Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours.
  Des missionnaires mormons, pour les intimes.
  La Bible, part 2
  Les missionnaires mormons sont faciles à reconnaître. On les  voit souvent dans le métro ou l’autobus, toujours deux par  deux, habillés avec le même pantalon noir, la même chemise  blanche, le même prénom, Elder, accroché à la poitrine. (Une  précaution à l’utilité douteuse puisque pendant les deux années  de leur mission, tous les Mormons prennent le nom d’Elder.)  Leur mission: tondre votre gazon… ou sortir vos vidanges…  «J’ai fait la vaisselle d’une madame l’autre jour», raconte  Eler Weaver. Pourquoi? «Parce qu’elle me l’a demandé…»
  Bien sûr, Elder a une idée derrière la tête quand il s’attaque  à vos petits travaux domestiques. Une fois le service rendu,  explique-t-il, les gens sont beaucoup plus disponibles pour  entendre parler du Livre de Mormon, une espèce de  sequel made in USA de la Bible.
  Les Américains n’allaient quand même pas laisser le plus grand  best-seller de tous les temps leur passer sous le nez sans  réagir. En 1923, un colon du nom de Joseph Smith a trouvé le  moyen de mettre la main sur une suite inédite du grand livre  qui traînait dans le désert américain. En gros, on y raconte  comment Jésus est venu multiplier quelques pains en Amérique  après la résurrection.
  Pour stimuler les ventes de ce troisième tome de la trilogie  amorcée par l’Ancien et le Nouveau Testament, les Mormons  envoient leur belle jeunesse en mission à l’étranger. Ils sont  présentement 196 au Québec. Soeur Neubert, missionnaire senior  qui garde l’oeil sur les plus jeunes, estime qu’à ce chapitre,  Montréal est dans la moyenne des missions internationales.  «L’année dernière, il y en avait 220.» À Montréal, l’Église  baptise en moyenne vingt-cinq nouveaux fidèles par mois et  vient d’ouvrir un tout nouveau temple à Longueuil pour les  quatre mille Mormons de la région (voir encadré).
  Quand il s’est porté volontaire pour partir en mission, Elder  Losee rêvait à l’Australie. Elder Weaver, lui, était certain  que les sept années qu’il avait passées à étudier le français  au high School lui donnerait droit à une mission à Paris, ou à  tout le moins en France. Les «prophètes» de l’Église ont  préféré les envoyer au Canada. «Tout ce que je connaissais du  Canada me venait d’un exposé oral que j’avais fait en deuxième  année», explique Elder Weaver.
  Brebis bien gardées
Les missionnaires mormons ne choisissent pas où ils  partent en mission. Ils (ou leurs parents) doivent payer  environ dix mille dollars US pour les frais de voyage, mais ce  sont les «prophètes» de l’Église qui décident o ils vont. Mais  comme à peu près tout leur est interdit, m’expliquent-ils,  Montréal, Plattsburgh ou Kinshasa, ça revient pratiquement au  même.
  Elder et Elder vivent à Montréal sans vraiment y vivre. Ils ont  leur propre appartement à Côte-des-Neiges mais ils sont sous  haute surveillance des «prophètes». Ils doivent être à la  maison tous les soirs à 21 h 30, au lit à 22 h 30 et debout à 6  h 30. Ils n’ont pas le droit de sortir avant 10 h et tous les  matins, ils doivent trouver le moyen de s’occuper pendant trois  heures et demie sans café, journal ou télévision.
  Pour rester concentrés sur leur mission, Elder et Elder se  privent de toutes ces bonnes choses. Le cinéma, la cigarette,  l’alcool et les filles sont aussi interdits… Pas de  French girls? «De toute façon, explique Elder Weaver,  l’hiver, avec les gros manteaux, il n’y a pas grand-chose à  voir…» Elder Losee, qui, lui, a remarqué l’arrivée du mois de  juillet, laisse apparaître un grand sourire. «Ouais, j’en ai vu  quelques-unes…»
  Elder et Elder jurent qu’ils ne sont pas des fanatiques.  Derrière leur uniforme de vendeur d’encyclopédies, ils  m’assurent qu’ils ne sont que deux jeunes tout ce qu’il y a de  plus normaux. «Je ne connaissais pas grand-chose à ma foi avant  de partir en mission», avoue Elder Weaver. S’il est parti,  explique-t-il, c’est tout simplement parce que, lorsqu’on est  un Mormon de dix-neuf ans en Utah, c’est la chose à  faire.
  En Utah, les Mormons composent la majorité de la population.  Pas grand-chose ne les distingue des autres bons Américains qui  croient en Dieu, en l’Amérique et en leur maman, sauf peut-être  une vieille réputation de polygames qui les suit depuis le 19e  siècle et un penchant pour les publicités télévisées sur le  thème de la famille qui font brailler. Il faut comprendre que  le Livre de Mormon ne révolutionne pas les bases du  christianisme, il ne fait qu’américaniser la fin. «J’ai une  blonde à Salt Lake, insiste Elder Losee. On a des bars là-bas!  Plein de bars!»
  Alors, comment l’Église mormone garde-telle tous ces jeunes  hommes en bonne santé, laissés à eux-mêmes dans une ville  «exotique», dans le rang? «Ils sont très obéissants», assure  soeur Neubert. «À ce que je sache, nous n’en avons jamais perdu  un.»
  Le sujet est tabou, mais quand je pose la question à Elder et  Elder, ils s’échangent un coup d’oeil complice. «On entend des  histoires, explique Elder Weaver. Je sais qu’il y a un  missionnaire qui devait être en Angleterre qui a été attrapé à  Paris!»
  Pour qu’ils ne soient pas soumis à la tentation, les Mormons  ont tout simplement interdit aux missionnaires l’accès au  centre-ville de Montréal. «Il y a une zone, la Red Zone qu’ils  appellent, explique Elder Weaver, entre Sherbrooke, McGill,  Beaudry et le fleuve, où l’on n’a pas le droit d’aller, jamais.  Il paraît qu’il y a des bars gais, de la drogue et des  prostituées là-bas…»
  Six jours par semaine, les missionnaires doivent être au  travail, c’est-à-dire dehors à rencontrer des gens ou à faire  du bénévolat. Le lundi est une journée de congé, mais comme  presque tout est interdit, la journée sert surtout à faire le  lavage et l’épicerie. Elder Losee a déjà demandé la permission  d’aller voir Vladimir Guerrero au Stade olympique, mais on le  lui a refusé. «Ils nous ont permis d’aller au Jardin botanique,  par contre", ajoute-t-il, franchement moins  qu’impressionné.
  Quand les deux années seront terminées, Elder et Elder vont  retourner dans l’Utah. Elder Losee veut faire des études en  dentisterie et Elder Weaver hésite entre les affaires et la  musique. «Mais un jour, je vais revenir, ajoute-t-il.  J’aimerais beaucoup visiter Montréal.» _