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L’urbanisme au Québec : Pays à vendre
Dans son livre Le Pays réel sacrifié: la mise en tutelle de l’urbanisme au Québec, GÉRARD BEAUDET dénonce la magie du béton, les grandes constructions futiles, la dénégation du patrimoine et la dilapidation de l’environnement. Ouf! Un véritable doigt accusateur, pour ne pas dire un bras d’honneur, vers les responsables de ce saccage: le gouvernement et les promoteurs. Entrevue avec l’auteur de ce livre qui ne manque pas de gueule.
Tommy Chouinard
Photo : Mathieu Bélanger
«Douze millions de dollars. Vos impôts font du chemin!» À Saint-Joseph-de-la-Rive, dans Charlevoix, le panneau du gouvernement québécois trône au bord de la route, près de la tristement célèbre côte des Éboulements, actuellement en pleine transformation. Le 13 octobre 1997, quarante-quatre personnes périssaient à bord d’un autocar en dévalant cette «pente de la mort». C’est à coups de millions et de bulldozers que le gouvernement décidait de réagir à la tragédie et de reconstruire le tracé de la côte. Des ouvriers s’affairent ainsi à sa réfection depuis juin 1999, travaux qui devraient se terminer bientôt. L’asphalte sera beau. La route sera droite. La côte sera sécuritaire. Le paysage de Charlevoix, lui, ne sera plus le même…
«Quelle histoire d’horreur!» Gérard Beaudet rage et déplore le saccage de l’environnement de cette région pour des travaux aussi inappropriés que dispendieux. Dans son plus récent ouvrage Le Pays réel sacrifié: la mise en tutelle de l’urbanisme au Québec (Éditions Nota Bene), ce professeur à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal démontre à quel point le patrimoine et l’environnement québécois sont en voie de dilapidation, autant par des mégaconstructions futiles que par des destructions aveugles d’édifices historiques. D’après l’auteur, la réfection de la côte des Éboulements dévoile avec éloquence la «dérive urbaniste» actuelle: banalisation du paysage et du patrimoine, écrasement de la nature, arrogance du gouvernement, musellement de l’opposition des citoyens. Un sombre portrait, quoi.
Critique bien connu en matière d’urbanisme, Beaudet a toujours dérangé. Dans son dernier ouvrage, une missive acerbe de trois cent soixante pages, il persiste et signe. Avec une plume vindicative, de surcroît. Tout passe dans sa moulinette. Le maire Pierre Bourque? Un héritier illégitime de Jean Drapeau à la solde des entreprises. Les promoteurs de grands projets? Des opportunistes à l’assaut de tout bout de terre qui font miroiter une pluie d’emplois. «Il y a des aberratons qui doivent être dénoncées, mais qui sont actuellement cachées, affirme l’auteur, aussi président de la fondation Héritage Montréal, un organisme voué à la promotion et la protection du patrimoine architectural et social. Ainsi, j’ai voulu publier un livre pour éveiller la conscience des citoyens.»
Think big!
C’est bien connu, lors de lancements de travaux majeurs, les ministres aiment bien s’adonner périodiquement à un bon pelletage de terre devant les caméras. Pour Gérard Beaudet, l’État carbure à tort aux constructions grandioses, aux gros sous et aux projets qui rapportent des (maigres) emplois. Et ce, peu importent les sacrifices engendrés par le dogme du tout-à-l’économie. «Parce qu’un projet semble bon pour l’économie, le gouvernement est prêt à détruire l’environnement, à piler sur les règles de zonage, à tout finalement, indique l’auteur. Il se comporte comme si c’était le prix à payer pour se développer. Après tout, les projets de construction permettent au gouvernement de se gargariser d’une éventuelle hausse du nombre de touristes, de la revalorisation d’un quartier ou alors de la création d’emplois, même s’il s’agit de vendeurs de hot-dogs à temps partiel.»
C’est ce qu’on appelle dans le jargon économique des «effets d’entraînement». Un mythe honteux, selon Beaudet. «Arrêtons de penser que toute construction a des conséquences favorables. Par exemple, les magasins à grande surface, comme Loblaws, en plus de détériorer le paysage, entraînent la fermeture des petits magasins et des pertes d’emplois. Tout un avantage! De plus, on ne peut pas faire n’importe quoi n’importe où. Par exemple, le gouvernement disait que le Centre Molson allait avoir des effets d’entraînement dans le quartier environnant. C’est archi-faux! Rien ne s’est produit. C’est aussi le gouvernement qui promettait, il y a près de quarante ans, que les stations de métro allaient engendrer des effets majeurs. Pourtant, la plupart des stations sont encore des terrains vagues où rien n’a poussé.»
Malgré out, galvanisé par ses «effets», le gouvernement ne jure que par un slogan: Think big! D’après Beaudet, l’apologie du gros gagne des fidèles au Québec. «On m’a déjà dit que les Québécois sont les Texans du Nord! Il n’y a jamais rien de trop gigantesque pour nous. Nos barrages, nos édifices, nous les aimons gros, très gros.»
Et pour cause. Au chapitre des solutions à tous les problèmes, avance Beaudet, le béton semble devenir la norme. Parmi les nombreux exemples dans ce domaine, celui du controversé super-hôpital qui sera construit dans la Petite-Patrie reste l’un des préférés de l’auteur. «
«Personne n’a prouvé que c’était avantageux de construire un immense édifice dans ce quartier. Premièrement, on ne règle pas un problème institutionnel, un problème de culture de fonctionnement, avec du béton. De plus, le site est douteux sur le plan environnemental. Et enfin, personne n’a encore parlé de ce qu’on allait faire avec les trois hôpitaux actuels du CHUM.» Décidément, conclut-il, le gouvernement finit souvent par sombrer dans une improvisation exacerbée.
Une histoire détruite
Le 8 janvier dernier, le pavillon de chasse du Montreal Hunt Club tombait sous le pic des démolisseurs. «Pourtant, déplore Gérard Beaudet, c’était un bâtiment unique, le plus ancien club de chasse à courre d’Amérique du Nord.» Cet exemple, anodin mais pas unique, démontre un fait: le respect du patrimoine ne constitue plus une priorité. «Il y a pourtant des équipements symboliques de notre passé que nous nous devons de conserver, insiste-t-il. C’est une question de culture.» Selon lui, l’absence d’une politique de patrimoine au gouvernement du Québec témoigne du je-m’en-foutisme de l’État en la matière.
Afin d’éviter d’investir quelques deniers publics dans les vestiges du passé, le gouvernement argue toutefois que les coûts de conservation s’avèrent souvent trop élevés. «Cet argument justifie son inaction dans la rénovation d’édifices historiques, soutient Beaudet. Cependant, quand on ne fait rien pendantvingt ans, comme dans le cas de l’ancienne sucrerie Redpath, c’est normal que la facture grimpe rapidement. Cet édifice sera d’ailleurs transformé à des fins résidentielles. C’est ridicule. On aurait pu en faire un centre d’interprétation unique, car il s’agit de l’une des premières constructions industrielles du canal Lachine.»
Si cet exemple se répète trop souvent au Québec, note Beaudet, c’est que le problème semble être d’ordre culturel. Les francophones, et beaucoup moins les anglophones, ont perdu la notion de la conservation du patrimoine. «Les Québécois sont du genre à laisser aller les choses et à ensuite rénover avec du neuf. C’est un comportement excessif. Comme société, on ne s’est pas encore donné les moyens de réaliser une bonne préservation du patrimoine. Le passé de Montréal est ainsi vendu à n’importe qui ou détruit.»
Au plus fort la poche
Dans Le Pays réel sacrifié…, Gérard Beaudet fait l’étalage de multiples dossiers à propos desquels il ne manque pas de verve pour décrier les voies empruntées. Par exemple, il qualifie la gestion du transport en commun à Montréal de bricolage à la petite semaine. «Il n’y a qu’à penser au projet de métro à Laval. Il coûtera très cher, mais n’aura pas d’impact sur l’achalandage, ou si peu. Le transport en commun est d’ailleurs un gros problème. Le gouvernement étire une ligne ici et là ou rajoute un autobus. Il n’y a aucune réflexion sur les besoins des utilisateurs.»
Le manque de réflexion gangrène aussi d’autres projets, comme celui du Technodôme, ce centre de loisirs que Beaudet qualifiera de «grossière erreur» s’il est érigé. «Est-ce que Montréal est capable de faire vivre un tel projet, ou n’est-ce pas une illusion qu’on se fait que notre métropole est capable de faire vivre n’importe quoi?», se demande l’auteur. Technodôme, Cités du commerce électronique et du multimédia: le Vieux-Montréal grouille de projets. À raison ou à tort? «C’est presque un saccage, tranche Beaudet. Il n’y a pas de vision d’ensemble. Cet espace historque de Montréal est mis à prix. C’est au plus fort promoteur, la poche. Ce n’est pas intelligent de dilapider ainsi le Vieux.» À cet égard, Beaudet désire protéger le fameux Silo numéro 5, monument emblématique du Vieux-Montréal, de tout projet qui ne respectera pas le cachet de l’édifice. «Bien des citoyens pensent la même chose que moi et tentent de le manifester.»
Toutefois, se désole Beaudet, il y a longtemps que les manifestations ne donnent plus rien. Il souligne d’ailleurs que «les citoyens sont de moins en moins écoutés au Québec». Et lorsqu’une audition publique est annoncée, il ne s’agit dans les faits que d’un simulacre de consultation selon lui. «Le gouvernement fait tout dans le dos des citoyens, qui sont placés devant le fait accompli», juge-t-il, en s’indignant de ce déni de démocratie.
Lorsqu’un projet est décrié par des citoyens, les médias, tout comme les politiciens, les estiment victimes du fameux syndrome «pas dans ma cour». Une situation que Beaudet comprend. «C’est normal que les gens s’opposent à tout projet dans leur quartier, car ils n’ont plus confiance en personne. Par contre, plusieurs citoyens se disent qu’il n’y a rien à faire, et donnent le feu vert au saccage du Québec à condition que ce ne soit pas sur leur bout de rue. Et quand un projet est intéressant dans leur cour, ils vont le dénoncer même s’il est profitable. C’est une situation ambiguë et problématique.»
En guise de conclusion, Beaudet théorise sur le projet «une île, une ville», qu’il juge inapproprié à la réalité métropolitaine. En fait, il lui oppose sa propre vision, intitulée ironiquement «une ville, une région». «Les fusions ne servent à rien. Il faut plutôt voir Montréal comme le centre-ville de toute une région qui inclut Laval et Longueuil, par exemple. Il est temps de respecter toutes les municipalités, et de penser à une structure souple qui pourrait s’occuper des infrastructures et des grands équipements de la grande région de Montréal. Ce serait plus cohérent d’harmoniser les décisions das la région.»
À suivre…