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Peine de mort : Réponse à Maurice Dantec
La semaine dernière, nous avons publié une entrevue avec l’écrivain Maurice Dantec. L’auteur de La Sirène rouge affirmait qu’il est parfaitement moral d’exécuter les chefs de guerre ayant commis des crimes contre l’humanité. Pour le journaliste d’origine rwandaise FRANÇOIS BUGINGO, le raisonnement de Dantec est court. Après tout, dit-il, les responsables des crimes de guerre ne sont pas seulement ceux qui manient le fusil…
François Bugingo
«Parle si tu as des mots plus forts que le silence!» – Proverbe africain
En ces temps, ils sont devenus rares les écrivains qui sortent des sentiers battus et qui renouvellent le discours. À quarante ans, avec juste trois romans à son actif, Maurice Dantec a réussi, lui, à se tailler une renommée de franc-tireur de la littérature. Qu’on l’aime ou non, on est quand même fasciné par le soin qu’il apporte à nous infliger vertiges et malaises dans ses écrits; il ne laisse personne indifférent. Il joue d’ailleurs, avec délectation, à faire reluire cette carte de paria : «plombant» sans ménagement une entrevue avec Marie-France Bazzo par ici, déclinant les invitations médias par là, quand il ne traite pas la faune médiatique de tous les noms (et pas les meilleurs). Immanquablement, la presse donne de la tête dans ce piège d’ombre chinoise (Plus tu la suis, plus elle te fuit; et plus tu la fuis, plus elle te suit!). Des gars aussi injoignables sont des mines de sagesse, croit-on. Mais il arrive que ces gueules trop longtemps fermées laissent échapper une haleine fétide.
Ce Dantec est justement un cas de ces occasions manquées de se taire. Il y a une semaine, dans une entrevue accordée à un journaliste de Voir, il affirmait sa foi en la peine de mort, grosso modo pour châtier les responsables de crimes de guerre et les criminels sociopathes. Pour lui, expliquait-il, la peine de mort crée une hiérarchie équitable entre ceux qui n’ont commis que peu de crimes et les cas les plus tordus.
Une question complexe
Alors que son abolition avait semblé faire l’unanimité dans tous les milieux, durant les dernières années, la question de la peine capitale est en train de rebondir avec virulence.
Curieusement, ce n’est pas la droite, encore moins l’extrême droite qu’il faudrait blâmer pour ce retour. Elles ne sont que de maladroites et sottes récupératrices d’une sensibilisation irresponsable de la gauche émotive et de sa cohorte humanitaire. Cette gauche indignée qui, à force de taquer et de révéler la détresse humaine, finit par diluer tout le sens du recul et de la réflexion. Ces humanitaires qui condamnent les charniers du Kosovo, les massacres en Sierra Leone et la ruine de Grozny, mais qui ne se prononcent qu’à peine sur les causes de ces guerres. Par devoir de neutralité, justifient-ils…
Pour Dantec, les chefs de guerre qui commettent des crimes contre l’humanité sont des «monstres», au même titre que les tueurs en série, et ils méritent rien de moins que la peine de mort (ce qu’il appelle sans rougir: «Un meurtre légal que la société commet lorsqu’une personne est allée beaucoup trop loin»…).
J’ai envie de crier: «Minute, Dantec, pas si vite!»
Ce n’est pas simple. La guerre et la mort ne sont jamais simples. Je le sais, elles ont bercé ma vie d’exil et de rejet. Je suis rwandais, un de ceux qui sont nés et qui ont grandi loin de leur pays. Je suis de cette génération d’Africains qui n’auront connu de leur continent que les visages émaciés de la famine, les jambes estropiées par les mines aveugles, les regards transis des combattants nourris au chanvre.
J’ai connu la rage, le dégoût et la lâcheté. Et un des visages pervers de la lâcheté est de s’arrêter à mi-chemin, comme vous le faites, monsieur Dantec, dans la remontée de la chaîne des responsabilités. La lâcheté, c’est la facilité. Rappelez-vous la règle d’or: lorsqu’il y a crime, il faut toujours se demander à qui il profite…
C’est bien beau, condamner les «chefs de guerre qui commettent des atrocités», et dire qu’ils devraient être exécutés. Mais la morale devrait nous obliger à pousser la réflexion plus loin, à nous demander qui, d’un Saddam Hussein ou du président américain sacrifiant deux cent cinquante mille Irakiens à des fins strictement économiques et morales, est plus criminel?
Seulement voilà, la politique a réussi à dissimuler sous des auvents humanistes et humanitaires les projets les plus indéfendables. Aujourd’hui, des statistiques affirment que les taux d’efficacitédes raids de l’OTAN sur le Kosovo sont effroyablement plus bas que ceux que brandissaient ses porte-parole; mais on persiste à dire qu’ils étaient nécessaires. Et les morts que ces tirs ont causées? Bof, ce sont des «dommages collatéraux», des «bavures»…
Allons encore plus loin….
Saoulés de promesses de guerres propres et de justice internationale, nous (les citoyens occidentaux) avons fini par nous auto-absoudre de nos responsabilités secondaires. À Sarajevo comme à Beyrouth, à Freetown et Baïdowa, à Kigali ainsi qu’à Kaboul : on a tué avec des armes occidentales.
Durant l’été 1994, un groupe de femmes de Brest, en France, est descendu dans les rues pour réclamer la justice pour le Rwanda. Le lendemain, la même bande contestait la fermeture de chantiers navals militaires, qui privait leurs maris de travail! Personne ne pensa à faire de rapprochements entre ces morts d’ailleurs et les repércussions professionnelles chez nous.
Juste avant l’attaque contre Milosevic, 84 % des Américains approuvaient l’idée des bombardements. Quelques semaines plus tôt, la télévision les avait gavés d’assurances que le bien allait triompher du mal. Très peu se sont questionnés sur l’impact de ces bombes. Très peu se sont souvenus du bruit de la déflagration de celle qui a failli détruire le World Trade Center…
Monsieur Dantec, loin de moi l’envie de défendre ces crottes terrestres que sont les chefs de guerre. Je veux juste qu’on arrête de prendre les enfants du bon Dieu pour des imbéciles. Nous fabriquons nos criminels et nous les entretenons, consciemment ou non.
Tu ne tueras point
Monsieur Dantec, avez-vous déjà vu les yeux d’un condamné à mort sur le chemin de l’exécution? Je ne parle pas de ces fortuites rencontres que vous avez dû faire à Sarajevo, ces victimes occidentales d’un conflit enragé. Pas ces innocents rattrapés par la bestialité de leurs congénères. Pas ceux-là, mais les vrais durs. Ceux qui ont violé, tué, torturé, etc. En avez-vous connu? Avez-vous vu, derrire ces visages de salauds, des regards d’hommes, pris dans le tourbillon et l’ingratitude du destin? Avez-vous parlé à ces mères et à ces épouses qui demandent qu’épargne leurs fils ou leurs maris? Non pas qu’elles les croient innocents; mais parce qu’elles sont accrochées à cette radicale conviction que les hommes ne sont pas faits pour être tués, sous aucun prétexte.
Je ne questionne pas la technologie et les tests d’ADN, j’interroge le droit et la droiture de ces décisions sans retour. Je ne vais même pas au point de vérifier si c’est un vrai coupable ou une erreur que l’on conduit à l’échafaud. Juste un questionnement: au nom de quoi?
Si je m’en prends à vous, monsieur Dantec, c’est parce que vous n’êtes pas un simple quidam. Vous êtes un auteur célèbre, vous avez vos inconditionnels et vos adeptes dévoués. Vos réflexions, toutes personnelles qu’elles apparaissent au premier regard, n’en demeurent pas moins de dangereuses sources d’influence. De grâce, ne jouez pas à ce jeu, les dérapages y sont trop fréquents.
Finalement, on aura beau condamner le racisme dégoulinant d’un Jean-Marie Le Pen, ou les convictions d’un autre temps d’un Stockwell Day, il restera à dompter une autre forme d’ignorance, plus feutrée celle-là, plus poétique, plus mondaine, plus aseptisée et plus acceptable aussi: celle portée par des écrivains dont on apprécie parfois le soin qu’ils mettent à instiller des doses de malaises et de vertiges dans leurs ouvrages.