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Gestion de crise : Médecine préventive
Scandale du "Big Brother" au ministère fédéral des Ressources humaines, crise du verglas, monopolisation de l’espace aérien en faveur d’Air Canada, documentaire L’Erreur boréale… Qu’ont en commun ces "événements"? Tous ont engendré des perturbations majeures dont on n’entend presque plus parler tellement elles ont été bien "gérées" par une clique de spécialistes ès gestion de crise. Bienvenue dans l’univers des manoeuvriers d’information.
Baptiste Ricard-Châtelain
Jeune science, la gestion de crise est devenue en deux décennies une industrie qui génère des millions de dollars. Plus question de lésiner sur les moyens pour annihiler les bouleversements, pour maintenir à flot une entreprise, soutenir le cours des actions ou conserver la faveur populaire jusqu’aux prochaines élections.
"C’est possible d’éviter une crise majeure avec une bonne gestion… [Et,] une bonne gestion de crise, c’est de l’argent dans la banque." Vous aurez compris que notre interlocuteur connaît bien le milieu. En fait, Allan Bonner est un des plus grands spécialistes en la matière. Selon lui, ils ne sont que deux en Amérique du Nord à détenir une maîtrise en gestion de crise, cours exclusif d’une université de l’Oncle Sam. M. Bonner est à Toronto, siège de son centre de formation, son ancien ami de classe, à Washington.
M. Bonner semble vraiment s’y connaître. Des bourses, des pétrolières, le gouvernement de Hong Kong, trois premiers ministres provinciaux, 18 ministres, 200 autres politiciens, 2 000 militaires, 1 000 diplomates, etc. auraient requis ses services en une quinzaine d’années de pratique. Pour lui, c’est simple. "Vous pouvez voir l’argent dans vos poches quand vous le faites bien. Vous pouvez voir l’argent que vous avez perdu quand vous le faites mal." Tout est là.
Ne dites surtout pas à cet ancien journaliste qu’il aide les gens à manipuler l’information. Que ses simulations d’entrevues ou ses plans de communication aident ses clients à tripoter l’information. Il ne leur apprend qu’à jouer le jeu. "On n’a pas le choix. C’est nécessaire. C’est comme cela que ça fonctionne maintenant."
Pour étayer son point de vue, il cite l’exemple de la mort de la marque de bière Dow. Une douloureuse rumeur voulait qu’un consommateur soit mort après ingestion du produit. "La bière qui tue." Jamais le brasseur n’a pu reconquérir le marché. Voilà ce qu’il faut éviter à tout prix.
Alors, que faut-il pour réchapper, par exemple, un déversement de pétrole? Être prêt! Pouvoir identifier rapidement les technologies disponibles et les expliquer au public. "Après ça, la compagnie a besoin d’un message… Spécialement quand il n’y pas de réponses aux questions… Lorsqu’il y a une explosion dans une raffinerie, on ne sait pas les réponses au moment de la crise." Puis, on doit avoir à portée de la main un porte-parole très, très bien conseillé. Dès lors, tous les espoirs sont permis.
Associée chez National, la principale boîte de relations publiques au Canada, Marie Claire Ouellet endosse entièrement le discours de son compétiteur. Mieux vaut prévenir les crises. Mais, plus souvent qu’autrement, lorsqu’un client appelle, "le bordel est pris… les gens sont paniqués… Il faut en prendre le contrôle."
Prendre le contrôle, c’est créer une cellule de crise, quelques personnes, et trouver un message. "Il n’y a rien de pire que "pas de commentaires"." Il faut toujours parler, quitte à dire que pour l’instant, on étudie le problème. Impératif. D’autant plus que RDI et LCN sont probablement déjà sur place en direct si l’événement a fait du bruit.
On ne laisse rien au hasard. L’un des plus beaux cas demeure la gestion de la crise du verglas. D’abord, un "petit" porte-parole s’adresse aux médias. Si le président d’Hydro-Québec ou Lucien Bouchard "sort" immédiatement, les gens vont penser que le danger est réel. Puis, il y a escalade jusqu’aux conférences de presse quotidiennes d’André Cailler et du premier ministre. Tout est prévu, chaque mot est soupesé.
Même chose lorsque Jean Chrétien et Lucien Bouchard se sont rendus sur les lieux de l’accident de la côte des Éboulements. "Les premiers ministres, dans ces moments-là, sont très bien briefés", expose Mme Ouellet. Il faut faire montre de compassion et discourir des changements qui seront apportés au tracé de la côte. Oubliez la spontanéité. Tout, tout est prévu.
Le summum
Professeur au département d’information et de communication de l’Université Laval et ancien conseiller en gestion de crise, Bernard Dagenais revient sur la crise du verglas. Le summum de la réussite. "C’est le plus beau modèle d’une organisation probablement en partie responsable et qui est sortie comme l’héroïne de la crise."
Mais, M. Dagenais tempère. Même si on est tenté de croire que toute entreprise ou politicien se prépare à faire face aux crises, la plupart seraient somnolents. "Il y a un discours qui dit qu’ils ont fait un plan. En fait, c’est la minorité qui l’a."
Son collègue professeur au MBA du département de management et des technologies de l’UQAM n’en est pas aussi convaincu. "On ne peut pas envoyer promener le monde comme dans les années 40… Maintenant, c’est vraiment très répandu. Il y a toute une industrie de service aux entreprises pour faire face aux perturbations majeures."
Peut-on dire que les manipulateurs sont parmi nous? "Ça fait partie du fantasme populaire", claironne M. Beaulieu. Le marché est de plus en plus compétitif et les activités à hauts risques, très répandues. Alors, il faut pouvoir parer à l’attaque d’un compétiteur vicieux autant qu’à la perte de confiance de la clientèle. Biochem Pharma n’a pas le moindrement souffert des attentats à la bombe.
Ainsi, de plus en plus, détaille Jacques DeGuise, de l’Université Laval, les politiciens et entreprises cultivent la sympathie populaire en temps d’accalmie pour ménager les effets pervers des crises. Alcan ne vend aucun produit aux citoyens. Pourtant, elle diffuse moult publicités. Quand vient le temps de construire une usine polluante, par exemple, le contact est déjà établi et le message passe mieux. Pourquoi pensez-vous que certaines compagnies financent des arénas ou des clubs sociaux?
En bout de ligne, une crise bien dirigée, le contact avec la population bien implanté, l’entreprise ou le politicien peut même en sortir gagnant, ajoute son confrère, Alain Lavigne. Tylenol a dû rappeler toutes ses bouteilles lorsqu’un empoisonnement a eu lieu. Aujourd’hui, elle a modifié la conception des contenants, devenus plus sécuritaires, et a regagné la confiance de ses clients tout en augmentant sa part de marché. Il suffit de bien présenter la situation aux consommateurs.
Crise de contrôle
"Ce sont des campagnes de désinformation. Mais eux, ils appellent ça des campagnes d’éducation… Il n’y a plus de démocratie… c’est pire que des manipulateurs, c’est des crosseurs."
Celui qui s’invective ainsi est économiste. Il est titulaire de la chaire en études socio-économiques de l’UQAM. Vous aurez reconnu Léo-Paul Lauzon. Il n’en revient pas. Dès qu’une tuile tombe sur la tête des banques (frais bancaires), des papetières (surexploitation), des pétrolières (prix de l’essence) ou d’autres grandes industries, elles contre-attaquent par l’achat de pleines pages dans les journaux et de publicités télévisées.
Leur philosophie, selon M. Lauzon? "Aliéner les gens. Les remplir comme des valises, leur dire n’importe quoi… C’est rendu effrayant!" À l’opposé, il devient de plus en plus ardu pour les groupes de pression de se faire entendre. Le seul désir de créer une crise serait maintenant une utopie. Difficile d’attirer l’attention médiatique.
Un marché de centaines de millions de dollars pour les firmes de relations publiques, selon lui.
"C’est pour ça qu’elles sont payées. Pour protéger l’image des entreprises." Vice-président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Yves Thériault a lui aussi remarqué la tendance. "Les relationnistes sont des tampons entre les dirigeants d’entreprises, les décideurs… Ils s’interposent souvent entre la personne qui détient l’information et le journaliste. Ils tentent toujours d’avoir les "conditions gagnantes" pour leurs clients."
Ainsi, si le PDG d’Hydro-Québec accorde une entrevue, ses relationnistes analyseront d’abord le profil du journaliste, le contexte de l’entrevue et définiront un plan pour prendre le contrôle de l’entretien et passer le message voulu. "Les relations publiques, c’est une science, de nos jours. Il n’y a plus rien qui est laissé au hasard."