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Place Émilie-Gamelin : Acte manqué
Patinoire extérieure l’hiver; café-terrasse et expositions itinérantes l’été: la place Émilie-Gamelin devait être un endroit convivial accessible à tous. Dix ans et cinq millions de dollars plus tard, les beaux projets ont été jetés aux oubliettes… et les jeunes marginaux s’y font chasser à coups d’amendes.
Nicolas Bérubé
Vous ne le saviez peut-être pas, mais le nouvel édicule du métro Berri-UQAM qui trône au coin de Sainte-Catherine et Berri a été spécialement conçu pour abriter une Zamboni. Et la grande place de granit qui jouxte l’entrée du métro n’est pas là pour évoquer le stationnement qui occupait jadis les lieux, mais bien pour accueillir une immense patinoire extérieure durant l’hiver, ainsi qu’un café-terrasse et une multitude d’événements culturels l’été. De bien beaux projets, qui ont déjà coûté cinq millions de dollars à la Ville, et qui ne sont toujours pas sur le point de voir le jour…
La réfection de la place Émilie-Gamelin (mieux connue sous le nom de square Berri) a eu lieu au début des années quatre-vingt-dix. À l’époque, la ville de Montréal avait confié à Philippe Poullalouec-Gonidec et à Peter Jacobs, deux professeurs de l’Université de Montréal, le mandat de donner un nouveau visage au terrain, qui servait alors de stationnement municipal. "L’idée était de faire un espace ouvert, qui serait accueillant à la fois pour les employés de bureau, les touristes, les étudiants et les sans-abri, et je pense que cet objectif a été atteint, explique aujourd’hui l’architecte paysagiste Peter Jacobs. Par contre, tout le volet de la programmation, qui incluait notamment une patinoire et un café-terrasse, n’a jamais vu le jour. C’est dommage, parce que les équipements sont en place: même qu’un espace destiné à abriter les compresseurs a été aménagé dans le métro, et des tuyaux souterrains sont déjà enfouis: il ne manque que le revêtement extérieur et les bandes pour faire la patinoire!"
Des expositions itinérantes devaient également poser leurs pénates sur la place: des points d’ancrage ont même été installés dans les dalles de granit, mais ils n’ont jamais servi. "C’est un peu triste, quand on pense à tout ce qui entoure la place Émilie-Gamelin, comme l’université, l’hôtel, et bientôt la Grande Bibliothèque, poursuit Jacobs. C’est une occasion manquée d’améliorer la qualité de vie du quartier."
Bernard Saint-Denis, à l’époque responsable de la conception à la Division de l’aménagement des parcs municipaux de Montréal, et aujourd’hui professeur adjoint à l’École d’architecture de paysage de l’Université de Montréal, croit également que le projet inachevé prive le quartier d’un pôle d’attraction important. "Sans aller jusqu’à parler d’échec total, je déplore que la patinoire et le café-terrasse, qui étaient des éléments importants du projet, n’aient toujours pas été réalisés. Surtout que la glace étant réfrigérée, la saison de patinage pourrait s’étendre du mois d’octobre au mois d’avril, ce qui n’est pas rien! Avec de telles installations, la place Émilie-Gamelin pourrait être un endroit familial très intéressant, et ces endroits font défaut au quartier, et à Montréal en général. La seule chose qui pourrait vraiment donner un coup de pouce au projet, c’est un engagement clair de la part de la Ville."
À la Ville de Montréal, on nous indique que le projet est toujours au programme, mais que sa réalisation devra attendre encore au moins un an. "Je sais qu’il y a des gens qui commencent à en parler, explique Linda Quesnel, du Service des sports de la ville de Montréal, mais il n’y a rien de prévu pour cet hiver. Peut-être en 2001."
Marginaux s’abstenir
"L’objectif des concepteurs [de la place Émilie-Gamelin], précisait La Presse en 1991, est d’aller au-delà des exigences fonctionnelles du projet et de proposer un paysage porteur de récits et d’expressions multiples qui visent à réintroduire l’enchantement dans la ville."
Pendant que l’enchantement attend toujours d’être réintroduit, les jeunes marginaux, eux, continuent d’être exclus: par un tour de passe-passe administratif, la Ville a donné à la place Émilie-Gamelin le statut de "parc". La différence? Un parc ferme à 23 heures, tandis qu’une place publique est accessible en tout temps.
"L’idée était de déloger les jeunes marginaux qui y passaient la nuit, mais la place Émilie-Gamelin est une place publique, et comme dans tous les endroits publics, il y a des choses qui se passent qui peuvent choquer certaines personnes", explique David Kavanagh, un citoyen qui a reçu une contravention en juillet 1996 pour s’être trouvé à la place Émilie-Gamelin après les heures de fermeture. Il représente les soixante-dix-sept personnes qui ont reçu une amende cette nuit-là, et qui intentent aujourd’hui un recours collectif. "Ça touche à une problématique beaucoup plus large: la gestion de l’itinérance, de la toxicomanie, du travail du sexe, etc. Mais aujourd’hui, on gère la déviance avec le système judiciaire: la police veut nettoyer la place pour que monsieur-madame aient une bonne opinion du quartier", dit-il.
"Les places publiques doivent être des points de rencontre pour tous les citoyens et citoyennes, et je crois que la police et les élus se sont tirés dans le pied en jouant la carte de la répression à la Gulliani (NDLR: le maire de New York), explique quant à lui Yves Manseau, du Mouvement Action-Justice. À Montréal, on devrait même avoir davantage de places publiques, des endroits où n’importe qui pourrait aller s’asseoir à 3 heures du matin en toute sécurité, sans se faire harceler par la police."
En attendant, les policiers continuent d’interdire l’accès à la place durant la nuit, et les installations culturelles et sportives ne sont encore que de vagues projets qui s’empoussièrent sur les tablettes de la Ville.
Et la place Émilie-Gamelin est à peine plus vivante que le stationnement qu’elle a remplacé. ?