Traître ou Patriote, de Jacques Godbout : Trou de mémoire
Société

Traître ou Patriote, de Jacques Godbout : Trou de mémoire

Dans son dernier documentaire, JACQUES GODBOUT brosse un portrait fascinant de son grand-oncle, Adélard Godbout, un politicien remarquable qui est complètement disparu de notre mémoire collective parce qu’il ne suivait pas à la lettre le credo "nationaliste". Un film audacieux, qui dégonfle plusieurs mythes fondateurs du Québec moderne…

La mémoire collective québécoise respecte-t-elle les faits de l’histoire? C’est la question que se pose le cinéaste Jacques Godbout dans son dernier documentaire intitulé Traître ou Patriote.
Dans ce film de quatre-vingt-trois minutes, l’écrivain-cinéaste réhabilite le souvenir de son grand-oncle et ancien premier ministre de la province, Adélard Godbout, un personnage haut en couleur qui est presque complètement disparu de notre histoire. Grâce à des historiens (comme Gérard Bouchard), des politologues (notamment Denis Monière) et des témoins de l’époque, dont l’ex-journaliste Gérard Filion et l’ex-syndicaliste Madeleine Parent, Godbout dépoussière l’histoire de ce premier ministre du Québec qui a gouverné de 1939 à 1944, c’est-à-dire durant la Seconde Guerre mondiale. Longtemps accusé d’être un traître pour avoir été en faveur de la guerre, une opinion à contre-courant au Québec à l’époque, Adélard Godbout a été peu à peu occulté de la mémoire collective pour être pratiquement oublié.
Godbout démontre ce fait avec éloquence. Dans l’une des premières scènes du film, le cinéaste discute de la Seconde Guerre mondiale avec des historiens réunis à l’occasion d’un colloque tenu à l’Université McGill. Il leur présente par surprise la photo d’Adélard Godbout en leur demandant de le nommer. "Est-ce qu’on devrait le connaître?" s’interroge un historien. "En tout cas, ce n’est pas une personnalité politique!" renchérit un autre. Aucun des historiens interrogés n’a été en mesure d’identifier correctement Adélard Godbout…
Pourquoi un personnage aussi important a-t-il été supprimé de la mémoire collective? D’après Jacques Godbout, "la construction de notre mémoire a effacé Adélard Godbout de nos souvenirs parce qu’il n’empêcha pas la conscription. Il n’avait pas le bon nationalisme, celui qui affirmait que l’on devait être contre la guerre. C’est que les Québécois cherchent l’unanimité, c’est notre vieux fond catholique. Comme Adélard Godbout a créé un malaise en ayant une position opposée à la majorité, ceci l’a entraîné dans l’oubli. Pourtant, c’est lui, le précurseur de la Révolution tranquille. Entre autres, il a décrété l’instruction obligatoire, donné le droit de vote aux femmes et fondé Hydro-Québec. Pour toutes ces raisons, nous ne devrions pas l’oublier, non?"
Malgré tout, la population de l’époque n’a cessé de le traiter de traître. C’est qu’au Québec, contrairement au reste du Canada, la population dénonçait la conscription. Ceux qui s’affichaient en faveur de la guerre étaient des "traîtres", alors que ceux qui refusaient de s’enrôler et qui se cachaient dans les bois pour échapper à la conscription étaient des "patriotes". "On divisait le Québec en deux: les bons et les méchants, dit Godbout. Or, rien n’est jamais aussi simple. Même aujourd’hui, nous continuons d’interpréter l’histoire en utilisant cette grille binaire. Mais peut-on vraiment être patriote en refusant de se battre?"

Mémoire honteuse
Au-delà de ce portrait d’Adélard Godbout et de son époque, Traître ou Patriote est habité par un débat qui hante le film en filigrane: la relation des Québécois avec le passé. Dans le documentaire, par exemple, l’historien Gérard Bouchard affirme que plusieurs personnes conservent une mémoire honteuse de la Seconde Guerre. "Des intellectuels ont vu qu’ils s’étaient trompés en disant qu’il ne fallait pas aller se battre pour servir l’Angleterre dans une aventure qui ne nous regardait pas, souligne Godbout. Avec le recul, ils se rendent compte qu’ils ont erré, ils voient que le Québec aurait dû participer à la guerre. Ces intellectuels ont regretté de s’être trompés et ont développé cette mémoire honteuse, un grand malaise."
Cette "mémoire honteuse" se traduit aujourd’hui par un mutisme relatif à l’égard de la Seconde Guerre. "Par exemple, il existe très peu de livres écrits au Québec sur la Deuxième Guerre. De même, il y a aussi peu d’historiens militaires. D’ailleurs, l’armée n’est pas une institution valorisée chez les Québécois. L’origine de tous ces phénomènes réside dans une honte qui résulte du fait que nous n’avons pas voulu aller défendre les Alliés."
D’après Godbout, ce malaise réserve un triste sort aux vétérans, qui ne sont pas reconnus à leur juste mérite. "Ils devraient être vus comme des héros, puisqu’ils nous ont libérés. Mais nous les oublions et les trahissons. D’ailleurs, qui s’émeut de quoi que ce soit le jour du Souvenir? Qui porte le coquelicot, symbole de la guerre et de ses combattants?"

Les mythes du nationalisme
D’après Jacques Godbout, deux attitudes sous-tendent la relation que la population québécoise a développée avec le passé. Soit qu’on le magnifie à outrance, soit qu’on le relègue carrément aux oubliettes. Dans Le Sort de l’Amérique (1996), Godbout démystifie la bataille des plaines d’Abraham, un moment de l’histoire glorifié. "Nous en parlons comme d’une bataille avec un grand B. Mais les Canadiens français qui se sont battus avaient peur de se faire canarder et se sont couchés par terre. Le combat a duré seulement vingt minutes. Arrêtons d’en parler comme d’une grande lutte des Canadiens français!"
Dans Traître ou Patriote, Godbout utilise la bataille de Dieppe pour illustrer une fois de plus cette mémoire fabriquée à partir de faussetés. "Dans le souvenir des Québécois, les Alliés ont envoyé six mille soldats canadiens-français à la boucherie lors de cette bataille. Or, dans l’histoire factuelle, des six mille soldats dépêchés, seulement cinq cents étaient canadiens-français. À l’époque, le nationalisme et l’émotion ont transformé l’histoire en mémoire collective et justifié l’opinion selon laquelle cette guerre traitait les Canadiens français comme de la chair à canon."
Pour Godbout, le nationalisme semble d’ailleurs le grand responsable de cette glorification ou de cette occultation de l’histoire. "Le nationalisme permet de soulever les passions autour d’un événement et d’en faire un mythe, affirme-t-il. On peut transformer la réalité grâce à cet outil psychologique."
Selon lui, le nationalisme a aussi créé des héros mythiques. "Ou plutôt des antihéros", précise Godbout. C’est que, selon lui, la mémoire canadienne-française préfère conserver le souvenir des victimes et des martyrs. "C’est particulier au Québec, souligne-t-il. Bien peu de nos héros sont des vainqueurs."

Histoire perdue
Dans Traître ou Patriote, Godbout ne manque pas d’écorcher au passage l’enseignement déficient de l’histoire, une matière négligée qui témoigne selon lui du malaise historique des Québécois. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il y va d’une telle dénonciation. Dans une scène du Mouton noir (1992), Godbout demande à des fonctionnaires du ministère de l’Éducation de lui indiquer où travaillent les personnes chargées de la refonte des programmes d’histoire. Coordonnées en main, il se rend au fameux local, pour découvrir une salle… vide! "C’est extrêmement désolant. Plus d’efforts devraient être investis dans l’enseignement de notre histoire. Ceci permettrait d’effacer les faussetées de notre mémoire."
Pourquoi la société québécoise semble-t-elle banaliser l’histoire et fabriquer sa propre mémoire? Parce que la vitesse à laquelle la société québécoise avance l’amène à tourner le dos au passé. "Cependant, malgré le progrès, nous ne pouvons pas effacer le passé, conclut Godbout. Il ne faut pas oublier nos véritables origines." ?

Traître ou Patriote de Jacques Godbout sera présenté au Cinéma Ex-Centris du 15 au 28 septembre.