Frédéric Beigbeder : À vendre!
Société

Frédéric Beigbeder : À vendre!

99 Francs, son dernier roman, est l’événement littéraire de la rentrée en France. Une critique jubilatoire et grinçante de la publicité et de la société de consommation, qui a fait de FRÉDÉRIC BEIGBEDER l’un des produits culturels les plus hot de l’heure. Vous avez dit «contradiction»?

«L’événement de la rentrée littéraire.»

S’il y a une expression galvaudée dans le monde culturel, c’est bien celle-là; on nous l’a servie à toutes les sauces. Il suffit qu’une émule de Duras multiplie les phrases courtes sur quatre-vingt pages bien tassées (genre: Christine Angot, oui, c’est cela, Christine Angot) pour qu’on nous la sorte. Mais dans le cas du dernier roman de Frédéric Beigbeder (prononcez: Bèguebédé), l’expression colle. Mieux: elle s’impose.

Critique jouissive de la surconsommation et portrait cruel du milieu de la pub, 99 Francs est une oeuvre détonante écrite au vitriol – un croisement entre Adbusters, la milice anti-pub, et Glamorama, le dernier Breat Easton Ellis. À travers la descente aux enfers d’Octave, un rédacteur publicitaire qui, après avoir passé des années à mettre au point des stratégies destinées à vendre de la merde, pète les plombs, envoie tout promener et survit grâce à un régime quotidien de drogue et de putes, Beigbeder (dont on connaissait ici Nouvelles sous ecstasy) nous offre l’un des premiers grands livres de la génération post-Seattle. Une bombe mettant le feu au mercantilisme-roi, à la religion du branding, au culte du fric et à l’idéologie du profit qui empoisonnent notre existence. «Ce monde merveilleux de la communication moderne, où l’on dépense des milliards de francs pour donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter des choses dont ils n’ont pas besoin», comme l’affirme le narrateur.

«La religion du plaisir a remplacé Dieu, explique Beigbeder, que nous avons joint sur son portable dans une rue de Paris. Étant donné que nous ne croyons plus à la vie après la mort, ni à une quelconque forme de justice, nous voulons tout, tout de suite. Et c’est exactement ce que nous promet la publicité: des valises remplies de pognon, de superbes plages ensoleillées, une maison immense et des nuits endiablées avec Claudia Schiffer. Le hic, c’est que ça ne marchera pas. Nous sommes six milliards d’êtres humains sur la planète, et les chaces que vous couchiez avec Claudia Schiffer frôlent le zéro. Résultat: nous sommes tous frustrés. Voilà pourquoi tant de gens commencent à en avoir ras le bol! On ne peut plus continuer à bosser comme des fous pour s’acheter des produits qui sont censés nous apporter le bonheur mais qui, au bout du compte, ne nous valent que frustration et déprime. À un moment donné, ça va craquer.»

En France, patrie de José Bové, le don Quichotte de l’agriculture locale qui se bat contre les usines à hamburgers, 99 Francs est déjà devenu un livre-culte. «Vous n’avez pas idée de la folie entourant ce bouquin, de dire l’auteur. Il trône en tête de liste des meilleurs vendeurs, le tirage a atteint cent soixante mille exemplaires, il va être traduit en huit langues, et sept compagnies de production se battent pour acheter les droits de l’adaptation cinématographique, dont les Américains avec Miramax. C’est gigantesque!»
Vantard, Beigbeder? Non, étonné. Surpris de son propre succès, flottant sur un gros nuage rose, et n’osant pas regarder en bas de peur de tomber tête première. «C’est exaltant, connaître un tel succès à trente-trois ans, mais c’est aussi terriblement angoissant. Comme l’écrivait Cioran vers la fin de sa vie: "J’aurai connu toutes les formes d’échec, y compris le succès." On ne compte plus les auteurs qui sont demeurés prisonniers de leur best-seller, et qui se sont contentés de toujours répéter le même bouquin pour payer leurs impôts. Je me souviens d’avoir lu une entrevue de Kurt Cobain, où il disait que la pire chose qui lui soit arrivée dans la vie était le succès. J’ai trouvé ça inquiétant. Eh bien, c’est exactement ce qui se produit actuellement.»

L’arroseur arrosé
L’ironie, avec le triomphe de 99 Francs, c’est que son auteur (qui a travaillé pendant dix ans comme concepteur-rédacteur dans une grosse agence de pub – voir encadré) participe justement au cirque qu’il dénonce: gloire, fric, pub, affiches placardées à tous vents… Ses ennemis ne se sont d’ailleurs pas gênés pour le lui rerocher – comme Fabrice Gaignault qui, dans Elle France, a écrit que «Beigbeder est un vendeur hors pair qui fait sa pub sur le dos de la pub». Alors, on est contre le pouvoir, tout contre?

«Effectivement, je suis devenu une savonnette, que l’on vend à la télé pour 99 francs, répond Beigbeder. Mais au moins, contrairement à d’autres auteurs-savonnettes, je suis une savonnette qui réfléchit, une savonnette qui doute. Cela dit, ce débat est rasant. Si vous critiquez la pub de l’extérieur, on dit que vous parlez d’un domaine que vous ne connaissez pas.

Et si vous la critiquez de l’intérieur, comme je le fais, on dit que vous crachez dans la soupe. Quoi que vous fassiez, vous avez tort. Oui, je suis maintenant devenu un produit de consommation grâce au succès de mon livre, mais n’est-ce pas le lot de tout le monde? Tout est à vendre, aujourd’hui, même les hommes. Tout le monde a un prix. Nous sommes tous des putes. C’est le sujet même de mon bouquin: comment cette religion du fric nous transforme tous en prostitués. Car, en fait, que font les travailleurs? Ils vendent leur corps, leur sueur, pour une poignée de dollars qui leur permettra de consommer. Comme le disait Baudelaire, l’art est une forme de prostitution. Et le commerce, encore plus.»

Dans 99 Francs, Beigbeder vomit sur la société de consommation et le monde des communications. Or, le système qu’il dénonce est justement en train de le récompenser pour son audace, sa lucidité et son courage. Ironique, non? Pas tant que ça. En page 20 de son bouquin, Beigbeder avait déjà prévu le coup:

«Aujourd’hui, la critique est digérée, l’insolence encouragée, la délation rémunérée, la diatribe organisée. Bientôt on décernera le Nobel de la provoc et je ferai un candidat difficile à battre. La révolte fait partie du jeu. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel la liberté même est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne lebeau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de la tolérance doucereuse. Tout est permis, personne ne vient t’engueuler si tu fous le bordel. Le système a atteint son but: même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance.»

«C’est triste, mais c’est vrai, d’expliquer l’auteur en entrevue. Aujourd’hui, il est presque impossible de fuir le système: il réussit toujours à vous rattraper. C’est pourquoi j’ouvre mon livre sur une citation de Fassbinder: "Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire." C’est ce que je fais. Certaines personnes me reprochent mon cynisme, elles déplorent le fait que je dénonce la société dans laquelle on vit sans proposer rien d’autre, aucune solution de remplacement. Mais est-ce vraiment le rôle des écrivains? Notre rôle est de poser des questions embarrassantes, de jeter un tas de linge sale devant les gens, et de prendre les jambes à notre cou. Je ne suis pas Che Guevara, moi. Je ne suis pas un leader révolutionnaire. Je suis, comme m’a dit un copain, le ver qui pourrit le fruit dont il se nourrit…»

Va jouer dehors
À l’instar de son pote Michel Houellebecq, Beigbeder aime beaucoup la littérature américaine. «J’adore Breat Easton Ellis et les romans réalistes américains qui jettent un regard lucide sur la société. Dans mes premiers bouquins, je faisais comme les autres écrivains français, j’étais recroquevillé sur mon nombril et je ne m’intéressais qu’à ma petite personne. Mais un jour, j’en ai eu assez et j’ai décidé de lever la tête pour voir ce qui se passait autour. Ça m’a permis de découvrir un univers fascinant.»

Dans les années quatre-vingt, un groupe de jeunes écrivains ont secoué le cocotier de la littérature américaine: Ellis, Jay McInerney, Tama Janowitz… On les surnommait le Brat Pack (en référence au célèbre Rat Pack formé de Frank Sinatra, Dean Martin et Sammy Davis Jr.). Beigbeder fait-il partie du Brat Pack français? «Effectivement, il y a un petit groupe d’écrivains montants qui se fréquentent assez régulièremen: Houellebecq, Ravolec, Virginie Despentes, moi. Nous nous critiquons mutuellement, nous nous encourageons, nous faisons la fête… Tenez, récemment, je suis allé dans un club d’échangistes avec Houellebecq.» En simples spectateurs? «Au début, si. Mais après deux ou trois bouteilles de champagne, disons que vous devenez vous aussi partie prenante du spectacle.»

Lorsque nous l’avons joint, Frédéric Beigbeder revenait d’une séance de signature organisée par L’Humanité, le journal du Parti communiste français. L’habitué des clubs de nuit serait-il devenu le nouveau poster boy de la gauche européenne? La question le fait rigoler. «Disons que le courant anticapitaliste est très populaire en ce moment, et que mon livre a permis à plusieurs personnes de se défouler», se contente-t-il de répondre.

Contradictoire, ambigu, paradoxal, Beigbeder? Oui, à l’image de la plupart des gens, qui à la fois adorent et conspuent la prison qui les retient captifs. À la fin de 99 Francs, le narrateur écrit: «Avec ses barreaux, l’unique fenêtre de ma cellule ressemble à un code-barre.»
C’est cette cage dorée que Beigbeder secoue dans son dernier bouquin. C’est peut-être trop peu pour certains, mais pour emprunter le titre d’une chanson d’Alain Souchon, auteur du plus gros hit anti-pub de la décennie (Foule sentimentale, qui n’a pas cessé de jouer sur les radios commerciales, entre deux pubs de yaourt): c’est déjà ça.

99 Francs, 281 pages, Grasset
En vente dans toutes les bonnes librairies


99 francs (extrait)

«Je me prénomme Octave. Je suis publicitaire: eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur Photoshop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, cell que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et je m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.

Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. Je Suis Partout. Vous ne m’échapperez pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme de la nouveauté me sert à vendre du vide. Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien. Je caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. À force de les placarder, vous les baptisez top-models; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui a plus de quatorze ans. Vous idolâtrez mes choix. Plus je joue avec votre subconscient, plus vous m’obéissez. Si je vante un yaourt sur les murs de la ville, je vous garantis que vous allez l’acheter. Vous croyez que vous avez votre libre arbitre, mais un jour ou l’autre, vous allez reconnaître mon produit dans le rayonnage d’un supermarché, et vous l’achèterez, comme ça, juste pour goûter, croyez-moi, je connais mon boulot.

Vous me dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices. Pourquoi m’avez-vous laissé devenir le Roi du Monde? Je voudrais percer ce mystère: comment, au sommet d’une époque cynique, la publicité fut couronnée Impératrice. Jamais crétin aussi irresponsable n’a été aussi puissant que moi depuis deux mille ans.»


«Congédiez-moi, s’il vous plaît!»

Grande gueule hyper-médiatisée qui écrit dans de nombreuses publications (Voici, Le Masque et la Plume, NRV), Frédéric Begbeder est aussi chroniqueur à l’émission de télé Rive droite, Rive gauche, diffusée sur la chaîne câblée Paris Première. «Je m’y suis fait beaucoup d’ennemis en flinguant des gens importants comme Patrick Poivre D’Arvor, Régine Desforges, Patrick Labro et Claire Chazal», lance-t-il fièrement.

Afin de gagner sa vie, ce joyeux fêtard a travaillé pendant dix ans comme rédacteur-concepteur dans une importante agence de publicité, Young & Rubicam. Mais depuis quelques années, ce boulot le déprimait. Dans 99 Francs, Octave, l’alter ego de l’auteur, qui travaille également comme rédacteur dans une grosse agence, confesse: «Je voudrais tout quitter, partir d’ici avec le magot, en emmenant de la drogue et des putes sur une connerie d’île déserte. Mais je n’ai pas les couilles de démissionner. C’est pourquoi j’écris ce livre. Mon licenciement me permettra de fuir cette prison dorée. Je suis nuisible, arrêtez-moi avant qu’il ne soit trop tard, par pitié! Filez-moi cent plaques et je déguerpris, promis-juré.»

Le souhait de Beigbeder a été réalisé. Après la sortie du bouquin, Young & Rubicam l’a congédié sur-le-champ… mais sans indemnité. Depuis, il espère gagner un important prix littéraire, afin de «faire un peu de fric».