Les médias et l'Afrique : Mauvaise presse
Société

Les médias et l’Afrique : Mauvaise presse

Entre la pression des médias pour obtenir de bonnes images et les dangers du terrain, les journalistes dépêchés en Afrique ont peu de marge de manoeuvre. Et c’est sans compter les violations de la liberté de la presse qui se multiplient sur ce continent. Le fondateur de Reporters sans frontières, ROBERT MÉNARD, joint à Paris, dévoile le visage souvent caché du travail des médias en Afrique.

Le 7 septembre dernier, le caméraman africain Crispin Kandolo était assassiné en plein reportage en république démocratique du Congo (RDC). Une semaine plus tard, toujours dans ce pays, Émile-Aimé Kakese, directeur de l’hebdomadaire Le Carrousel, et Jean-Pierre Mukuna Ekanga, directeur du journal La Tribune de la Nation, ont été condamnés à deux ans de prison pour des articles jugés "hostiles au pouvoir". Deux jours plus tard, six stations de radio et quatre chaînes de télévision ont été interdites, alors que plusieurs journaux font actuellement l’objet de censure en RDC. "Être journaliste en Afrique, c’est parfois aussi dangereux qu’être soldat. La liberté de la presse, on y sait à peine ce que cela veut dire."
Celui qui s’exprime ainsi est aussi celui qui voit chaque jour ce genre de dossiers tomber sur son bureau. Il s’agit du Français Robert Ménard, fondateur et secrétaire général de Reporters sans frontières, organisation basée en France qui défend la liberté de la presse depuis quinze ans. Il prendra part au Séminaire international sur la couverture médiatique des conflits en Afrique, qui se déroule vendredi à Montréal. En plus d’y exposer les torts faits aux journalistes et à la presse, il y dénoncera le sort réservé à l’Afrique dans les médias occidentaux, un discours quasi éculé.
"L’Afrique est un continent oublié, où des événements graves se déroulent sans qu’on le sache", affirme-t-il. On connaît la chanson, ou plutôt la triste complainte. Au-delà de cette constatation, Robert Ménard dégage de nouvelles tendances en matière de violations de la liberté de la presse, liberté violée dans la moitié des 185 pays membres des Nations unies.

Métier à risque
Au Québec, l’attentat contre le journaliste Michel Auger a soulevé l’indignation. Événement isolé? Au contraire. Robert Ménard tire une conclusion générale de toute cette affaire. "C’est le signe de la montée récente d’une violence d’ordre privé. Avant, c’étaient les États qui menaçaient les journalistes et la liberté de presse. Aujourd’hui, partout dans le monde, ce sont davantage des groupes mafieux qui malmènent les reporters. Les journalistes d’enquête deviennent de véritables ennemis aux yeux de la mafia, car ils peuvent mettre au jour leurs pratiques."
Les journalistes sont ainsi devenus des cibles non seulement importantes, mais également intéressantes. "La mafia utilise la répression à l’endroit des journalistes comme une campagne de relations publiques, le plus souvent pour restaurer son image ou pour provoquer les policiers. Par ailleurs, le front médiatique est important durant une guerre. La presse est devenue un tel enjeu, parce qu’elle peut faire basculer l’opinion publique et influer sur l’issue d’un conflit, et parce que les journalistes sont vus comme des soldats. Ils sont tués parce que les acteurs d’une guerre ne veulent pas qu’ils rapportent telle ou telle information. Aussi, tuer ou kidnapper un journaliste a un effet assuré pour un groupe, car ce dernier pense alors être vraiment pris au sérieux." D’ailleurs, en 1999, trente-six journalistes ont été tués dans le monde. Et c’est sans compter les menaces, les intimidations et les agressions. Un lourd bilan.
De plus, pour les reporters à l’étranger, surtout en Afrique, les risques deviennent de plus en plus élevés. Non pas seulement en raison des combats, mais aussi à cause de la pression exercée par les dirigeants des médias pour obtenir des images et des histoires exclusives. L’Espagnol Miguel Gil Moreno, caméraman de l’Associated Press, et l’Américain Kurt Schork, correspondant de guerre de Reuters, tués en mai dernier en Sierra Leone, l’ont appris à leurs dépens. C’est la concurrence entre les médias qui les aurait entraînés dans la mort, estiment certains de leurs collègues dans un article du magazine Brill’s Content du mois de septembre. "C’est sûr que les médias veulent du bon matériel, explique Robert Ménard. Mais ce sont les journalistes qui prennent les risques. En fait, les médias hésitent au contraire à envoyer des reporters à cause des dangers."

Sans censure?
"Les journalistes ternissent notre parti, notre pays, notre gouvernement et ma direction du pays", a affirmé le président du Zimbabwe Robert Mugabe dans un discours prononcé l’année dernière, juste avant qu’il ne menace d’arrêter tous les "journalistes menteurs". De la bouche d’un dirigeant politique, ces remarques ont de quoi soulever plus qu’un doute au sujet de la liberté de la presse en Afrique.
D’ailleurs, cette liberté revêt un caractère si important dans ce continent que le show-business en fait ses choux gras:

Au clair de la lune, mon ami Zongo
Refusa de bâillonner sa plume au Burkina Faso
Et Zongo est mort brûlé par le feu
Que justice soit faite pour l’amour de Dieu.

La comptine bien connue a été adaptée au goût de RSF et popularisée en Afrique par la star du reggae de Côte-d’Ivoire, Alpha Blondy. Un véritable hit là-bas. Cette nouvelle chanson est dédiée à Norbert Zongo, célèbre journaliste burkinabé assassiné en 1998.
Malgré une situation encore difficile, illustrée par la réaction à la mort de Zongo, la liberté de la presse connaît des jours un peu plus favorables en Afrique. Robert Ménard note cependant que la répression, plus sournoise, a changé de visage. "Si les chefs d’État ont accepté la création de médias privés, ce n’est que pour donner une bonne image aux bailleurs de fonds occidentaux et leur faire croire que la démocratie est bien établie. Et les pays occidentaux tombent dans le piège! Les États africains modifient plutôt leurs législations qui, sous prétexte de garantir la liberté de la presse, permettent en fait de réaliser de la censure camouflée."
Dissémination de fausses nouvelles, propagation de nouvelles alarmistes, offense au chef de l’État, diffamation, outrage: autant de chefs d’accusation qui font maintenant partie des nouvelles mesures "légales" dont se servent des gouvernements africains pour museler la presse, sous couvert "démocratique". Ainsi, quatre-vingt-six journalistes sont actuellement emprisonnés, plus de six cents ont été arrêtés à un moment ou à un autre l’année dernière, surtout en Afrique, et des centaines de médias y sont victimes de censure.
Selon Robert Ménard, la communauté internationale paraît se satisfaire de ces apparences de démocratie. "Le Canada est le spécialiste mondial de la bonne conscience envers l’Afrique. Les dirigeants disent souvent que ce qui est fait en Afrique constitue un bel effort. On applaudit en se fermant les yeux sur la médiocrité de certains médias africains et les exactions commises envers les journalistes. C’est inadmissible! Il faut dénoncer les mauvais régimes. Et afin d’aider la presse, il faut déployer des efforts à long terme dans l’éducation. Les pays occidentaux continuent à donner des sous à la sauvette. Par exemple, on fait venir des journalistes pour un stage de trois mois dans un quotidien occidental, alors que c’est inutile, tout le monde le sait! Pour plus de démocratie en Afrique, il faut mettre l’accent davantage sur la qualité de la presse."

Séminaire international sur la couverture médiatique des conflits en Afrique, vendredi 22 septembre à l’Hôtel Crowne Plaza. Pour information: Centre Pearson pour la formation en maintien de la paix, 288-5959.