Yves Lavigne : Attention à la loi antigang!
Société

Yves Lavigne : Attention à la loi antigang!

Pour YVES LAVIGNE, auteur de plusieurs livres sur les Hell’s Angels, la police est fondamentalement incapable de s’attaquer aux groupes de motards criminalisés. Et l’adoption d’une loi antigang n’y changera pas grand-chose.

Depuis que le journaliste Michel Auger est tombé sous les balles dans le stationnement du Journal de Montréal la semaine dernière, le téléphone d’Yves Lavigne ne dérougit pas. Auteur de plusieurs livres sur les Hell’s Angels, Lavigne est considéré comme LE spécialiste des groupes de motards criminalisés au Canada. Et comme tout le monde soupçonne les motards d’être à l’origine de l’attentat (une hypothèse qu’il juge farfelue), c’est vers lui que les médias ont braqué leurs projecteurs.

D’entrée de jeu, Yves Lavigne précise qu’il n’aime pas beaucoup les Hell’s. Ces derniers le lui rendent plutôt bien: depuis la parution de Hell’s Angels: Taking Care of Business (son premier livre, publié en 1987, dans lequel il déboulonne le mythe du motard romantique, pour exposer les rouages machiavéliques du groupe criminalisé), chacune de ses apparitions publiques est signalée à la maison mère des Hell’s. "À l’époque, les Hell’s ne savaient pas que j’étais en train d’écrire un livre pas très flatteur à leur égard, explique-t-il. Dans une de leurs conversations téléphoniques captée par la police, ils disaient que s’ils l’avaient su, il m’auraient tué pour empêcher sa publication."
Depuis, Yves Lavigne a publié deux autres livres sur les agissements des groupes de motards criminalisés, et sur l’incapacité de la police à en venir à bout. Ses ouvrages lui ont valu plusieurs éloges, notamment de la part des autorités, envers qui il se montre pourtant très critique. Nous l’avons joint à Toronto.

Que pensez-vous de la réaction du gouvernement au lendemain de l’attentat commis sur Michel Auger?
Quelques heures après l’événement, le gouvernement provincial a demandé qu’une loi antigang soit décrétée. Le hic, c’est qu’une telle loi existe depuis 1997, et que personne ne s’en est encore servi! Ce que le gouvernement veut vraiment, c’est pouvoir contourner la Charte des droits et libertés, et ça, c’est très dangereux. Au Québec, il y a une véritable histoire de ce type de fascisme: la loi du cadenas dans les années cinquante, puis la Loi des mesures de guerre en 1970, où sept cents personnes innocentes avaient été emprisonnées, dont des poètes, des chanteuses, des auteurs… Mais les gens oublient. La devise du Québec a beau être "Je me souviens", au fond, c’est un mensonge: ça devrait être "Personne ne se souvient"!
Et il est intéressant de noter qu’à l’époque, les politiciens n’ont réagi que lorsque leurs collègues, Cross et Laporte, ont été enlevés. Aujourd’hui, les hommes politiques sont en train de paniquer parce qu’ils sentent qu’ils sont les prochains sur la liste… Au lendemain de l’attentat contre Auger, les politiciens qui siègent au comité sur le crime organisé ont demandé qu’une protection spéciale leur soit accordée! C’est aberrant, parce que selon moi, ils ne font pas assez de tort au crime organisé pour que quelqu’un veuille les tuer…

Donc, la réaction des politiciens était exagérée?
Complètement. Et en accusant tout de suite les motards, les médias aussi ont dépassé les bornes. Le rôle des médias, ce n’est pas de spéculer, c’est de rapporter les faits, de faire des enquêtes. Mais tout le monde s’est mis à accuser les motards, alors que même la police ne peut s’avancer aussi loin!
Tout le monde sait que je déteste les Hell’s. J’ai écrit plusieurs livres qui les attaquent, et qui visent à informer le public sur leurs agissements. Mais dans notre société, il ne faut jamais accuser sans pouvoir prouver ce qu’on avance. Ça ne veut pas dire que les motards ne sont pas mêlés à cette histoire, mais il est trop tôt pour porter des accusations. Et quand on étudie les faits, on s’aperçoit qu’il y a de fortes chances que les Hell’s ne soient pas impliqués dans l’affaire. Premièrement, les Hell’s ne menacent jamais: ils tuent. Ensuite, depuis six semaines, Mom Boucher mène une campagne de relations publiques: on l’a vu avec Ginette Reno et Jean-Pierre Ferland, et il a même envoyé une photo à Allo Police où on le voit en compagnie de Robert Bourassa… Essayer d’assassiner un journaliste, ça ne s’inscrit pas vraiment dans son programme de relations publiques…

Selon la GRC, les groupes de motards criminalisés n’ont jamais été aussi riches et puissants qu’aujourd’hui…
La GRC répète ce que j’écris dans mes livres! C’est vrai que les Hell’s Angels sont aujourd’hui le groupe criminalisé le plus puissant au Canada. Ils ont dépassé depuis longtemps la mafia italienne. Ça suit un cycle, un peu comme au hockey: une équipe gagne trois coupes Stanley d’affilée, puis commence ensuite à perdre… Une autre équipe prend le relais, et parvient à se hisser au sommet. Aujourd’hui, les Hell’s sont au sommet, mais un autre groupe prendra peut-être leur place dans quelques années. Le groupe qui dirige accumule des fortunes immenses, des bateaux, des villas, et la paresse finit un jour par s’installer. Alors un autre groupe plus affamé parvient à le détrôner…

Comment expliquer qu’un groupe de criminels ait pu devenir si puissant? Les autorités ne l’ont pas vu venir? On les a laissés faire, ou quoi?
Tout à fait! Dans mon dernier livre, Hell’s Angels at War, qui a été publié l’an dernier, j’explique comment, depuis 1979, la GRC a laissé les Hell’s prendre le contrôle du pays, d’un océan à l’autre. La GRC n’a jamais eu la volonté de les arrêter: elle se bornait à alerter le public dans le but de faire augmenter ses budgets. Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est la GRC elle-même!
J’ai publié (ce qui m’a causé beaucoup de tort) le compte rendu d’une rencontre qui a eu lieu en 1987 entre le commissaire de la GRC et plusieurs chefs de police canadiens. La stratégie nationale que ces messieurs ont élaborée pour combattre les groupes de motards criminalisés se lisait comme suit: "Trouver des façons de manipuler les médias pour qu’ils scandalisent le public, et que les politiciens n’aient d’autre choix que d’augmenter nos budgets." C’est ça, la stratégie nationale pour combattre les motards! Ça n’a rien à voir avec un quelconque désir d’arrêter le crime: les policiers veulent se créer des jobs! Avec l’affaire Auger, la police veut faire la même chose: arrêter les gens tout de suite, sans avoir à mener de longues enquêtes. Les policiers ont tendance à être fascistes, et ça ressort lors d’événements comme celui-ci…

Des escouades spécialement formées pour combattre les groupes de motards criminalisés, comme l’escouade Carcajou, sont-elles plus efficaces?
Oui, mais encore là, Carcajou a avorté. Dans les faits, l’escouade n’a existé que durant douze mois, soit d’octobre 1995 à octobre 1996. La police a conclu une entente avec le gouvernement, qui trouvait que Carcajou lui coûtait trop cher: elle a accepté de démanteler Carcajou en douce, en échange de quoi le gouvernement lui a donné la loi antigang qu’elle réclamait depuis longtemps. Sauf qu’entre-temps, les Hell’s avaient modifié la structure de leurs opérations, de sorte qu’ils étaient dorénavant imperméables à la loi. Ils opèrent aujourd’hui comme le font les agences d’espionnage, ou les terroristes: leurs crimes sont commis par des cellules isolées, et il est impossible pour la police de remonter jusqu’à l’organisation mère.
Le pire, c’est qu’en 1979, la même loi antigang a été appliquée en Californie pour essayer de combattre les Hell’s, et ç’a été un flop monumental. Pourquoi répéter les erreurs du passé? Nos policiers ne connaissent pas l’histoire, ils ne lisent pas: ce sont des gars de douzième année! Aujourd’hui, le crime organisé est extrêmement sophistiqué, et les gens qui y réussissent sont soit très intelligents, soit entourés de conseillers et d’avocats spécialisés. Qu’est-ce qu’un policier qui n’a qu’une douzième année peut faire contre ça? Le problème, ce n’est pas que les lois qui manquent de mordant, c’est que les policiers ne font pas leur travail!

Le problème relève donc de la formation des policiers?
C’est une partie du problème… Il y a aussi le fonctionnement de l’appareil judiciaire qui est déficient. Par exemple, le système de promotion fait en sorte qu’à chaque deux ou trois ans, les policiers se font muter à un autre poste. Pour obtenir une promotion, il faut que le policier ait de bonnes statistiques à présenter. Statistiquement parlant, un policier qui donne cinquante contraventions par semaine pour excès de vitesse est plus productif qu’un policier qui enquête sur les motards, et qui fait une arrestation aux deux ans… Travailler sur les dossiers des motards n’est pas une activité très valorisée. Et puis quand les policiers changent de poste, ils changent de dossiers: ils repartent à zéro. Ils réinventent la roue à chaque trois ans! C’est comme si Fred Caillou essayait de courir après des motards en Harley avec son auto de granit! Et malgré ça, c’est au Québec que les policiers font le meilleur travail contre les groupes de motards criminalisés: dans les autres provinces, c’est pire encore…
Au Québec, la police s’intéresse au problème des motards parce qu’il y a des attentats, des victimes, et que le public a peur. Les enquêteurs réagissent quand survient une manifestation visible de la guerre des motards: lorsqu’il y a mort d’homme, par exemple. Mais il est beaucoup plus rare de voir les enquêteurs s’attaquer au fond du problème, à la business des motards. Et quand ils essaient d’enquêter en profondeur, ils se mettent souvent les pieds dans les plats.
Il y a quelques années, la GRC avait instauré un faux bureau de change dans le but d’attirer des groupes de criminels qui voudraient blanchir de l’argent, et ça a tellement bien marché que la GRC a blanchi trente millions de dollars qui provenaient des Hell’s! Sauf qu’à un moment donné, quelqu’un s’est aperçu que les enquêteurs avaient mal rempli leur paperasse, et tout est tombé à l’eau: personne n’a été arrêté. L’histoire des enquêtes de la GRC contre les Hell’s déborde d’exemples comme celui-là.

Le commerce de la drogue procure plus de dix milliards de dollars annuellement aux groupes de motards criminalisés au Canada. Est-ce que la légalisation des drogues priverait les motards de cette source de revenus?
Pas du tout. Je suis contre la décriminalisation des drogues, parce que ça ne ferait qu’empirer le problème. Au Canada, deux drogues sont légales: la cigarette et l’alcool. Toutes deux font l’objet d’un trafic illégal contrôlé par le crime organisé. De plus, ces deux drogues légales nous coûtent cher: elles représentent nos plus grandes dépenses dans le domaine de la santé.
Déjà, le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, passe des petites annonces dans les journaux dans le but de se trouver un fournisseur pour le pot utilisé à des fins médicales. Qui contrôle l’industrie du pot au Canada? Les Hell’s. Si le pot était légal, les Hell’s feraient des affaires d’or, et leur argent n’aurait même plus besoin d’être blanchi. Et qu’est-ce que vous pensez qu’ils feraient avec leur argent? Ils s’en serviraient pour renforcer leur position dans notre société. Ça ne nous avancerait pas à grand-chose…
En plus, la drogue serait taxée, comme l’alcool et les cigarettes, et ça créerait un énorme marché noir, où la drogue se vendrait forcément moins cher. Et les gens seraient de moins en moins enclins à ce que le gouvernement persécute les vendeurs de drogue illégale, parce qu’elle serait moins chère et que tous en profiteraient! Les groupes criminalisés seraient bien plus tranquilles qu’aujourd’hui…

Quelle est la situation au Canada anglais? Ressemble-t-elle à celle du Québec?
Le Québec est une société distincte, et le crime organisé n’y échappe pas. La violence qui existe au Québec n’existe pas ailleurs dans le monde, exception faite de certains événements qui ont eu lieu aux États-Unis et dans les pays scandinaves, mais qui sont choses du passé. Les criminels au Québec ont toujours été violents; c’est d’ailleurs le seul endroit au monde où l’on trouve des journaux dédiés aux reportages sur les crimes et sur les faits divers criminels, comme Allo Police et Photo Police, avec leurs articles du style "Une femme retrouve son mari dans le bain avec sa fille"…

Vous croyez que ces publications contribuent au problème?
Je ne pense pas qu’elles contribuent au problème comme tel: la diffusion d’information ne contribue jamais au problème. Mais d’un autre côté, on fait des héros avec les criminels. Au fond, ce que les gens veulent, c’est un gagnant. Pour l’heure, la police perd et Mom Boucher gagne. C’est comme au hockey: on veut une équipe forte, sinon on n’ira pas voir les matchs!

Que pensez-vous des médias qui se rendent aux mariages de membres de groupes de motards criminalisés? Et des animateurs de télé qui salivent à l’idée de recevoir Maurice Boucher sur leur plateau? Sommes-nous trop complaisants envers les criminels?
Les médias sont pris entre l’arbre et l’écorce, mais il est certain que le fait de mettre les criminels sur un piédestal est une voie dangereuse. Il y a deux mois, Sonny Barger, le chef international des Hell’s Angels, a publié son autobiographie. Les journalistes se sont presque battus pour l’interviewer! J’ai lu sa biographie, et franchement, il n’y avait rien là dedans qui n’avait pas déjà été rapporté dans les journaux. Mais les journalistes s’en foutaient: ils le traitaient comme un dieu, et aucun d’entre eux ne lui a posé de questions embarrassantes! Je crois qu’il faudrait commencer à traiter nos criminels non plus comme des héros, mais comme des zéros…

Livres d’Yves Lavigne:
Hell’s Angels: Taking Care of Business
Hell’s Angels: Three Can Keep a Secret If Two Are Dead
Hell’s Angels: Into the Abyss
Hell’s Angels at War: Hell’s Angels and Their Violent Conspiracy to Supply Illegal Drugs to the World