Gestion des forêts : Sentir la coupe chaude
Société

Gestion des forêts : Sentir la coupe chaude

Une affirmation sans ambiguïté, quasi incontestable: la gestion des forêts publiques québécoises est malade. D’ailleurs, la Commission de l’économie et du travail étudie actuellement le projet de loi 136 du ministre des Ressources naturelles, Jacques Brassard, qui mènerait à une révision du régime forestier. On veut faire du développement durable. Pensez-vous que les mentalités vont changer? Qu’outre l’industrie, les groupes de pression ont une voix?

"On a mis en place un système qui est très favorable à l’industrie… On a toujours dénoncé la proximité entre le gouvernement et l’industrie forestière. Il faut absolument que le ministre joue vraiment son rôle de "fiduciaire" de la population. On a besoin d’un véritable coup de barre, d’une sorte de Révolution tranquille."

Ingénieur forestier et porte-parole de la Coalition sur les forêts nordiques, Pierre Dubois en a marre des présumées tractations entre le gouvernement, gardien de la ressource, et les entreprises privées. "On donne beaucoup à l’industrie", dénonce-t-il avec véhémence. L’heure serait à l’action. La population devrait reprendre ses droits sur la forêt avant qu’il ne soit trop tard.

En Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent, les réserves de matière ligneuse sont en baisse, si bien que l’on devra restreindre l’exploitation, diminuer les droits de coupe de 10 % à 30 % à court terme. Des pertes d’emplois en perspective. "Est-ce qu’il y a [des crises semblables] ailleurs?" Pourtant, le ministère des Ressources naturelles (MRN) avait tout calculé, soupesé les données avant de permettre aux forestières de puiser dans ces territoires.

"Il faudrait une enquête publique indépendante, exhorte-t-il pour la énième fois. Est-ce que le gouvernement va continuer à faire la sourde oreille?" Une commission parlementaire, c’est bien, mais ce n’est pas assez transparent, selon lui. L’industrie serait trop influente pour que l’appareil étatique pilote le dossier. "Ils se permettent d’intervenir directement auprès du cabinet. Ils ont un lobby extrêmement puissant."

M. Dubois se console néanmoins. Depuis la diffusion de L’Erreur boréale, les citoyens appuieraient son combat. "On n’a pas les mêmes ressources, mais au moins on a de notre côté la faveur populaire."

Joint en Abitibi-Témiscamingue, le président du Réseau québécois des groupes écologistes, Henri Jacob, est tout aussi tourmenté. Le projet du MRN propose une exploitation à rendement accru. "On n’a pas la quantité de matière ligneuse qu’on avait promise aux compagnies", blâme-t-il, tout en se demandant si sa région et le Lac-Saint-Jean ne seraient pas les prochaines sur la liste noire des réductions de droits de coupe.

Rendement accru veut dire, selon M. Jacob, que l’on va délimiter des zones où tout ce qui importera sera le volume de bois à couper. Peu importe s’il faut favoriser une seule essence ou utiliser des arbres modifiés génétiquement sans égard pour les impacts environnementaux. "C’est pour compenser le manque de bois… C’est carrément rendre la forêt au service de l’industrie", prétend-il.

Tout comme son confrère, il met en cause l’infiltration du ministère par le privé. "Ce genre de modifications, ça plaît aux compagnies… L’objectif du MRN secteur forêts, c’est de [leur] fournir de la matière ligneuse."

L’une des principales pierres d’achoppement, au dire de l’écologiste, réside dans le mode d’octroi des droits de coupe. "Les calculs – pesage, mesurage, etc. – sont faits par les compagnies, s’insurge-t-il. [En plus], il y a de moins en moins d’inspecteurs sur le terrain."

Et ce n’est pas tout. M. Jacob frissonne à l’idée que le ministre Brassard remette sur la table son projet de création d’un organisme de type Hydro-Québec au sein duquel les forestières auraient 50 % des sièges: Forêts-Québec. L’idée aurait été subitement laissée de côté après la diffusion de L’Erreur boréale. "Je crois que ce n’est que partie remise."

"C’est la première chose qu’ils ont tuée", soutient également le vice-président forêts de l’Union québécoise pour la conservation de la nature et professeur en aménagement forestier à l’Université Laval, Louis Bélanger. Forêts-Québec, un organisme qui serait né des seuls désirs de l’industrie.

Boycott international
M. Bélanger pousse le débat un peu plus loin que ses vis-à-vis. Les choix que fera le Québec au cours des prochains mois influenceront la communauté internationale favorable à un aménagement durable, à la préservation de la biodiversité. La résultante en cas d’insatisfaction? Un boycott.

"Ce qu’on nous propose ne nous permettra pas de développer un développement durable… Le système gouvernemental ne permet même pas d’être certifié, étaye-t-il. C’est une législation de voeux pieux. Il n’y a rien de concret. C’est clairement un baume."

"On appelle ça une abdication des responsabilités. On peut critiquer l’industrie, mais le grand responsable, c’est le gouvernement", condamne M. Bélanger. Lui aussi évoque les perturbations qui frappent les régions de l’est. "On appelle ça une rupture de stock… On voit que c’est l’échec complet… Le gouvernement a été imprudent."

Il invite d’ailleurs M. Brassard à se rendre dans les territoires touchés pour expliquer aux travailleurs qui vont perdre leur emploi que c’est du développement durable qui était pratiqué. "Et là, le ministre dit d’avoir confiance."

Au fait: M. Bélanger est un universitaire. Est-ce que les forestières contrôlent la recherche et les fonds octroyés? Il rit. "Il n’y a aucune subvention!" Puis, il se ressaisit. Il y a le Fonds forestier auquel les compagnies sont obligées de contribuer. Une sorte de taxe pour financer les études. Il y a le programme de mise en valeur, volet recherche. De l’argent gouvernemental sur lequel l’industrie tient un veto. C’est ce qu’il allègue. "Si vous n’avez pas l’appui d’un industriel, vous n’avez pas de financement."

Résidante de Chicoutimi, directrice régionale et porte-parole pour ce dossier de l’Association des biologistes du Québec, Nathalie Perron tient pour sa part à éclaircir le débat. "Il faut poursuivre l’exploitation forestière… mais de façon intelligente." Pas question donc d’enlever leur gagne-pain à des milliers de Québécois.

"Mais, il faut être conscient que la forêt est un écosystème en équilibre… Ce n’est pas juste des arbres. Souvent, on oublie ça… On associe toujours la forêt à du bois, de l’argent et des jobs." Ce n’est pas parce que des arbres repoussent que l’écosystème est rebâti. "On n’est pas en mesure d’évaluer toutes les conséquences."

"On a gros à perdre. C’est le plus gros secteur économique au Québec… [M. Brassard] a la chance de devenir le meilleur ministre des Ressources naturelles qu’ait connu le Québec." Tout dépendrait des mesures qui seront mises en place après les consultations.

"Le modèle du gouvernement depuis les années 70, c’est un type de modèle sectoriel", poursuit Priscilla Gareau du Groupe de recherche et d’intérêt public de l’UQAM. Il serait temps d’opter pour une gestion intégrée, une gestion écosystémique avant que tous en paient le prix.

S’en faire accroire
Participant au comité forêts des Amis de la terre, Guillaume Rousseau demeure lui aussi perplexe. "Je pense que le principal objectif du gouvernement, plus ou moins conscient, est d’arriver à faire croire et à se faire croire qu’on change les choses… Il faut une approche scientifique dans le sens écologique pour qu’on ait du bois dans les siècles à venir. On risque de perdre beaucoup d’emplois si on n’a plus de bois."

M. Rousseau admet que de changer les façons de faire coûterait une beurrée. Délaisser des territoires pour préserver les écosystèmes ou ne couper que les arbres matures: des frais astronomiques en perspective. "Ça représente un investissement important à court et moyen terme mais, à long terme, ça sera rentable", évalue-t-il. Est-ce réaliste? Au moins, il faut y réfléchir, fait-il valoir.

Justement, les Amis de la terre convie tous les intervenants qui oeuvrent dans le domaine forestier à une grande rencontre le 18 novembre dans la capitale. On veut dégager des objectifs communs à présenter au gouvernement.

Légende urbaine
L’attachée de presse de Jacques Brassard, Louise Accolas, respecte le point de vue des écologistes. Elle certifie que l’objectif du MRN est d’assurer la pérennité de la ressource. "Ce but est poursuivi depuis l’adoption de la Loi sur les forêts en 1987." Elle ajoute que "notre forêt est naturelle et se régénère à 80 %".

Quant aux allégations de promiscuité entre les forestières et le MRN? "Tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc blanc… La promiscuité, nous l’avons avec toutes les personnes qui travaillent dans le domaine des forêts."

"C’est une rumeur qui circule depuis des années… Quand quelqu’un vit dans la légende urbaine et rurale, il reste avec… Il y a des gens qui croient ça et qui, malgré des évidences, continuent à y croire… Il faut prendre le temps de regarder les films (entendre: L’Erreur boréale) mais il faut aussi prendre le temps de lire."

Certes, l’industrie finance la recherche, mais on voit le même phénomène en culture, par exemple. Personne ne s’en plaint, continue-t-elle.

"Je ne dis pas que c’est le modèle idéal. Le modèle est toujours à parfaire", admet-elle. Mais, c’est le meilleur que l’on ait trouvé jusqu’à maintenant pour préserver la ressource.