Le Concert d'une vie : De quossé?
Société

Le Concert d’une vie : De quossé?

Samedi soir, dix-sept mille personnes se sont réunies au Centre Molson pour assister au concert de SRI CHINMOY. Une expérience, euh, divine.

Ce n’est pas à Jeffrey Loria qu’il fallait confier les Expos de Montréal, mais à Sri Chinmoy. Sri qui? Sri Chinmoy: amateur de sport, athlète accompli, détenteur de plusieurs records du monde, mécène aux ressources inépuisables, leader spirituel plus charismatique que Felipe Alou, musicien virtuose, poète, peintre, auteur prolifique et, surtout, as du marketing. Pendant que Loria cherchait en vain un directeur du marketing pour les Expos, Sri Chinmoy et ses fidèles ont placardé la des grandes affiches mauves du Concert d’une vie. Pendant que Loria se demandait s’il y avait un public pour le base-ball à Montréal, Sri Chinmoy a parié qu’il pouvait louer le Centre Molson à ses frais et le remplir de gens qui n’avaient jamais entendu son nom.
Sri a gagné son pari. Nous étions dix-sept mille samedi soir au Centre Molson pour ce récital de "musique et méditation pour la paix" alors que seulement 11 350 billets avaient été vendus pour le match des Expos contre les Braves qui avait lieu au même moment au Stade olympique.
Monsieur Loria dira ce qu’il voudra, c’est un public qu’il aurait pu aller chercher. Samedi soir, il y avait peut-être cinq cents détenteurs de billets de saison venus d’aussi loin que les États-Unis et l’Allemagne. Cinq cents vrais supporters qui portaient les couleurs de l’équipe (tout de blanc pour les hommes et sari multicolore pour les femmes), et qui assistent à tous les concerts de Sri Chinmoy. Autour d’eux, par contre, nous étions 16 500 curieux un peu désorientés, rassemblés là parce que des parents ou amis nous avaient convaincus qu’il n’y avait rien de mieux à faire par un samedi soir pluvieux. 16 500 personnes qui ne connaissent ni le nom des joueurs ni les règles du jeu, et qui attendent en silence qu’il se passe quelque chose.
"On est ici parce qu’on a la paix en dedans de nous", m’explique Julie de Brossard, une jeune dans la vingtaine. Le fait que Sri Chinmoy ait été décrit comme le gourou d’une secte par certains médias et que certaines personnes croient que le concert gratuit de ce soir n’est finalement qu’une vaste opération de recrutement ne l’inquiète pas. "Faut pas se poser de questions, ça mène à juger. Ce sont les médias qui ont dit que c’était une secte!"

"Le questionnement, les doutes et la dissension sont découragés ou même punis dans les sectes. Des techniques de manipulation sont employées afin de supprimer les doutes sur le groupe et le leader." (Philippe Allard, Non aux sectes. www.geocities.com

20 h. Sri Chinmoy s’installe sur son trône, au centre de la scène de Céliiiiine. Il ferme les yeux et prend une grande respiration. C’est le silence complet dans l’amphithéâtre, un peu partout les gens ferment les yeux, et respirent profondément à leur tour. Est-ce possible que l’extase promise par le programme officiel du concert s’empare déjà de nous? Sri porte un énorme coquillage à ses lèvres et souffle.

Pouet! Fini l’extase
Au bout de quinze minutes, le spectacle comme tel est déjà terminé. Sri fait un solo de coquillage; en haut, dans les bleachers, les gens sifflent et applaudissent pendant que les détenteurs de billets de saison du parterre leur enjoignent de se taire. Une chorale de madames dans la quarantaine qui ressemblent à des professeurs d’anglais en sari indien chantent une chanson. Mais, comme un mauvais rêve, le spectacle recommence sans cesse. Seule différence: Sri fait un solo d’un nouvel instrument. Je sors fumer une cigarette.
"La sortie est par là." Le concert est commencé depuis à peine vingt minutes et, déjà, le gardien de sécurité fait face à un flot constant de personnes qui en ont assez vu. "C’est bon, m’explique Naomi, mais c’est pas mon genre. C’est comme le trash: c’est bon, mais c’est pas mon style." Naomi, Luc et Richard sont venus au Concert d’une vie pour passer le temps avant d’aller à un rave à Rosemont. C’était l’idée de Luc. "Santana a dit que ce gars-là était une inspiration pour lui, alors je pensais que ça allait être bon." (Je n’ai pas osé lui rappeler que Carlos Santana avait aussi fait une conférence de presse un peu plus tôt cette année pour annoncer que la Vierge lui était apparue afin de révéler que la marijuana était un cadeau de Dieu…)
Contrairement à Julie de Brossard, Luc s’est demandé qui était ce Sri Chinmoy qui lui offrait si gentiment des billets gratuits pour un spectacle au Centre Molson. On lui a envoyé une circulaire qu’il a trouvée un peu vague.

"Si vous êtes attiré par un groupe, il est normal de chercher à en savoir le plus possible sur l’organisation. Les gens qui recrutent pour des groupes légitimes devraient être capables de répondre à toutes vos questions directement." (Info-Secte, infosecte.org

À l’intérieur du Centre Molson, Sri termine un solo de Casio. Les spectateurs dans les bleachers applaudissent; les fidèles au parterre font "Shh!"; la chorale des profs d’anglais en sari chante le nom des cent dix United Blossom Countries bénis par Sri. "Ireland, I-I-Ireland!" et "Bengladesh, Bengladesh, Bengladesh-desh-desh!"
Dans les corridors, de plus en plus de spectateurs dans différents états (mais pas nécessairement extatiques) flânent devant les kiosques où l’on peut s’inscrire aux ateliers de méditation de Sri Chinmoy ou encore acheter ses livres et cassettes.

"Il sera attendu des membres qu’ils contribuent financièrement, de façon substantielle, au groupe (…) en vendant des magazines, des fleurs ou d’autres marchandises dans le cadre de leur ministère." (Ex-cult Ressource Center, www.csj.org

Je m’attarde devant une exposition de photos: Sri avec Jean-Paul II, mère Teresa, Nelson Mandela et la princesse Diana. (Pas de photo avec Robert Bourassa…) Une photo datée du 30 janvier 1987 montre Sri qui soulève avec un seul bras un haltère qui, dit-on, pèse 7063 livres et trois quarts. On peut aussi lire que Sri a déjà soulevé un éléphant, un bateau, une auto, quatre pianos à queue et Bruny Surin. Malheureusement, il n’y a pas de photos.

"La secte est fondée sur des croyances définies une fois pour toutes comme des certitudes rigoureusement intangibles délivrées par le gourou-fondateur. Celui-ci présente une image idéalisée et un curriculum impressionnant." (Philippe Allard)

Parlant de gourous, pas tellement loin de l’exposition de photos, je tombe nez à nez avec cinq Raëliens qui viennent de jeter la serviette après une heure et quart de spectacle. "Disons que c’est un peu… sérieux pour moi, explique Pierre. Je n’ai pas besoin de ça. Je ne ressens pas le besoin de me prendre au sérieux comme ça." Il m’informe que ses amis et lui sont ici par curiosité, pas pour faire la promotion des extraterrestres ou de cryopet.com, le nouveau service de clonage d’animaux domestiques lancé cette semaine par Raël. "Si ces gens-là sont bien là-dedans, c’est pas moi qui vais leur dire qu’ils seraient mieux Raëliens!"
Le Centre Molson se vide plus rapidement que le Stade olympique à la douzième manche d’un programme double des Expos contre les Brewers de Milwaukee. Sur scène, les profs d’anglais chantent le nom de la Jamaïque. C’est le délire dans les bleachers. Sri entame un solo d’harmonium.

Nuage rose
Je rencontre Benoît, Marco et Ray, qui représentent le 450, et qui sont venus au Concert d’une vie pour passer le temps avant de sortir rue Crescent. Ils sont morts de rire. Benoît essaie de m’expliquer: "On était comme total pas là. On a fumé trois, quatre joints, tsé… On trouvait ça drôle mais on savait pas pourquoi, à cause de la fumette, tsé… On était entourés de toutes sortes de monde en robe. Tout le monde faisait chut! pis se flattait…" Quand je lui dis que je suis journaliste, Benoît m’empoigne par le bras et, soudainement très sérieux, me demande: "C’est weird. C’est quoi qui se passe, ici?"

"Les contacts physiques (embrassades, baisers, caresses) et les compliments envers le nouvel adepte sont fréquents afin de créer une atmosphère familiale et un sentiment d’appartenance." (Info-Secte)

Il n’y a pas que des jeunes désespérément à la recherche d’un coffe shop : il y a aussi des gens comme Mahia, qui voulaient vraiment entendre parler de paix dans le monde et écouter de la belle musique. Originaire du Bangladesh et vêtue d’un sari vert, Mahia a assez vu de profs d’anglais habillées en Indiennes pour ce soir et elle s’en va. "Je me suis dit: "Mais qu’est-ce que vous faites? C’est ma culture!" Je n’ai rien vu d’authentique ce soir. Ces gens doivent être frustrés, ils doivent chercher quelque chose de nouveau."

"La secte peut recourir aux grands textes religieux classiques pour en faire une lecture personnelle sinon tronquée. Les sectes proposent des réponses souvent simples et claires à des personnes seules, en désarroi, en recherche, et promettent une guérison de leur souffrance physique ou psychique." (Phillipe Allard)

En guise de finale, Sri nous offre un grand solo de piano qu’il joue avec ses doigts, ses poignets et ses jointures. La chorale des profs d’anglais chante "Thank you Canada-aha-ha", et tout le monde applaudit, même au parterre. Nérée Saint-Amand, professeur à l’École de service social de l’Université d’Ottawa et un des organisateurs du concert de ce soir, est très, très heureux. La soirée a été un succès total. Pour cet homme que Sri a rebaptisé Usahi, "quatre ou cinq mille personnes qui restent jusqu’à la fin, c’est beaucoup."
Impossible de savoir combien de personnes sont restées jusqu’à la fin du match au Stade. Les Expos ont perdu 14-5.