Médias et violence : La cité de la peur
Société

Médias et violence : La cité de la peur

Un peu partout sur la planète, on s’interroge sur les effets causés par l’omniprésence de la violence à la télé et au cinéma. Pour GEORGE GERBNER, spécialiste des médias, il n’y a pas de doute: les images violentes nous causent du tort. Elles ne nous rendent peut-être pas plus agressifs, mais elles déforment notre vision du monde.

La violence dans les médias passe actuellement un mauvais quart d’heure. Prenez le film Baise-moi, par exemple. Jugé trop violent pour être présenté au grand public, ce film a été retiré des salles en France après que Promouvoir, un groupe de défense des valeurs morales, eut porté plainte devant le Conseil d’État. Le scandale provoqué par Baise-moi commence à peine à s’estomper que déjà, en France, on parle de "l’été de la censure"…
Même débat aux États-Unis. Joseph Liebermann, colistier du démocrate Al Gore, a provoqué la colère des bonzes de l’industrie de la télé et du cinéma en accusant Hollywood "d’injecter un cocktail de violence, de meurtres et de vulgarité dans les veines de la culture américaine". Liebermann (qui, soit dit en passant, a réussi à prononcer le mot "Dieu" treize fois durant les quatre-vingt-dix secondes qu’a duré sa première allocution!) veut entreprendre un grand nettoyage de l’industrie du cinéma et de la télévision. Cette industrie, dit-il, devra se prendre en main et propager des valeurs "moralement acceptables"…
Alors, trop violent, le merveilleux monde de l’entertainment? "Oui, répond George Gerbner, spécialiste des médias, et fondateur de l’École de communication de l’Université de Pennsylvanie. Mais Liebermann a tort de partir en croisade contre Hollywood, car le fond du problème n’est pas là – de toute façon, les hommes politiques font davantage partie du problème que de la solution. Et puis l’idée de réglementer la télévision revient sur la table à chaque élection, et rien ne change jamais parce qu’Hollywood se drape toujours dans le premier amendement de la Constitution pour pouvoir produire des navets ultra-violents."
Aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans, George Gerbner est un personnage plus grand que nature. Né en Hongrie, il s’est exilé aux États-Unis en 1930 pour fuir le régime fasciste qui contrôlait le pays. Il est retourné en Europe durant la Deuxième Guerre mondiale pour se battre dans les rangs de l’armée américaine, après quoi il est rentré au pays pour compléter son doctorat à l’Université de la Californie du Sud. Il a été le premier chercheur au monde à se pencher sur les effets de la télévision sur le public. Aujourd’hui à la retraite, George Gerbner se consacre à l’écriture, et parcourt la planète pour donner des conférences. Son plus récent livre, Harvesting Minds: How TV Commercials Control Kids, vient tout juste de paraître aux éditions Praeger. Une critique en règle du méchant monde de la pub qui, affirme-t-il, pollue l’esprit des enfants…

Perte de signal
En 1981, un professeur de l’Université de Washington a émis l’hypothèse que l’augmentation constante du nombre de meurtres que les États-Unis connaissent depuis 1955 est la conséquence de l’avènement de la télévision, apparue dans les foyers américains huit ans auparavant. Il a confirmé son hypothèse en étudiant la situation en Afrique du Sud, où la télé a été bannie par les Afrikaners jusqu’en 1975; douze ans plus tard, le nombre de meurtres atteignait des sommets jamais vus. La violence a-t-elle vraiment augmenté avec l’apparition de la télé?
"Il faut faire attention avec ce type d’études, lance Gerbner. Le taux de criminalité est d’abord et avant tout associé à la conjoncture économique. Sans tenir compte de cette variable, on ne peut savoir si l’augmentation de la violence est due à la télé, aux journaux, ou à tout autre facteur. Si la violence à la télé faisait de nous des gens violents, nous serions tous morts à l’heure où on se parle! Pour l’instant, il n’y a aucune preuve que la violence dans les médias mène à une augmentation de la violence dans la société. Ce que je dis, c’est que l’exposition à des scènes violentes – les télédiffuseurs nous en montrent en moyenne cinq à l’heure aux moments de grande écoute – désensibilise les gens. À la télé, un meurtre crapuleux ne choque plus personne, et les coups de poing sur la gueule sont aussi banals que n’importe quelle annonce de dentifrice. Le principal effet de la violence à la télé, c’est sa banalisation."
Mais nous ne sommes pas tous des fans du gros Arnold ou de Sly Stallone! On peut regarder d’autres films, d’autres émissions de télé… "C’est vrai: de 6 à 10 % des gens consomment autre chose que des médias de masse, mais c’est somme toute très peu. Je ne dis pas que les gens ne peuvent pas être lucides et critiquer ce qu’on leur offre. Je crois seulement qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir, et je ne suis pas certain que nous soyons dans la bonne direction. La diversité est importante, et on est en train de la perdre. Quand on laisse le marché se développer seul, on voit des monopoles de former. Les gros poissons mangent les petits, c’est inévitable. Aux États-Unis, nous avons présentement un monopole dans les médias. Les lois antitrusts sont là pour assurer la diversité, mais le Congrès ne les met pas en application parce que l’Association nationale des diffuseurs est très puissante, et finance directement les partis politiques. C’est très inquiétant, parce que nos valeurs et nos désirs découlent directement de ce que les médias nous présentent."
Et actuellement, il n’y a qu’un seul mot qui compte pour les grosses corporations qui contrôlent les médias: l’argent.

L’odeur de l’argent
Depuis 1968, George Gerbner travaille pour le Cultural Indicator Project, un projet qui étudie le contenu des émissions de télé. Sexe, race, grandeur, degré d’agressivité: toutes les caractéristiques des personnages sont scrutées à la loupe. Aujourd’hui, la banque de données du projet contient des analyses relativement à trois mille émissions, et plus de trente-cinq mille personnages. Gerbner et son équipe en sont arrivés à la conclusion que les actes violents présentés à la télé ne sont pas seulement des gestes isolés et aléatoires, mais qu’ils s’inscrivent dans une logique globale de pouvoir et de discrimination, basée notamment sur le sexe, l’âge et le statut social.
"Nous nous sommes rendu compte que les valeurs transmises par la télé sont les valeurs que les publicitaires veulent bien entériner. Par exemple, on ne met jamais en évidence les personnes pauvres dans les séries télévisées, parce que les publicitaires n’en veulent pas. Aux États-Unis, 13 % de la population est considéré comme pauvre, alors qu’à peine 1,3 % des personnages de séries télévisées diffusées aux heures de grande écoute sont des pauvres. On montre également trois fois plus d’hommes que de femmes, puisque ce sont eux qui contrôlent l’argent dans notre société. Il y a des exceptions, bien sûr, mais l’immense majorité des émissions de télévision sont là pour nous montrer des gens prospères, qui ont les moyens de se payer les produits annoncés durant les commerciaux. C’est une roue qui tourne, et qui s’autosuffit."
Résultat: les gens développent peu à peu une vision déformée du monde qui les entoure. La télé, cette "fenêtre sur le monde", est, selon Gerbner, un miroir difformant qui nous renvoie une image tronquée de la réalité. "À la télé, un personnage sur trois est une femme, et 50 % des personnages féminins ne sont présents que pour jouer la compagne d’un homme. Les faits sont là: à la télé, les femmes actives sont sous-représentées, et on préfère de loin leur réserver les rôles de victimes. Pour chaque homme de race blanche victime d’un acte violent à la télé, il y a dix-sept femmes blanches qui sont victimes du même acte! Et plus souvent qu’autrement, les méchants sont des hommes latinos ou étrangers issus d’un milieu pauvre."

Mauvaise image
La télévision est de loin le passe-temps favori des Américains. Ils y consacrent un tiers de leur temps de loisirs, soit davantage que les dix autres activités les plus populaires réunies! Au Canada, selon une enquête récente de Statistique Canada, nous passons 2,2 heures par jour devant le petit écran (contre 0,4 à lire et 0,5 à pratiquer un sport).
De tous ceux qui regardent la télévision, ce sont les enfants qui préoccupent le plus George Gerbner. Dans les dessins animés du samedi matin, directement destinés aux enfants, on recense quelque vingt-cinq actes de violence à l’heure. À la fin de l’école primaire, les enfants auront vu en moyenne huit mille meurtres, et plus de cent mille autres incidents violents à la télé. "Aucune autre culture n’a été autant bombardée avec des représentations graphiques de la violence que la nôtre, répète Gerbner durant ses conférences. Avant, les enfants apprenaient à voir le monde à travers les histoires que leurs parents leur racontaient. Avec la télé, c’est la même chose: ils la côtoient tellement souvent qu’elle leur inculque ses valeurs. L’image du monde que nous montrons à nos enfants est complètement tordue."
Selon Gerbner, le fait que la télé dépeigne un monde beaucoup plus violent qu’il ne l’est véritablement nous rend plus craintifs. Un peu comme des gens de Matane qui sont persuadés que Montréal est une ville hyper-dangereuse parce que Le Journal de Montréal est rempli d’histoires sordides…
"Dans notre société, on considère les inconnus comme une menace, plutôt que comme un apport. C’est ce que j’appelle le Mean World Syndrome (le syndrome du monde hostile): nos études nous ont montré que les gens qui regardent beaucoup la télé ont l’impression que leur environnement est dangereux, tandis que les gens qui la regardent peu se sentent moins menacés, et ce, malgré le fait qu’ils habitent le même quartier, avec les mêmes conditions socioéconomiques! C’est très grave. Quand une population a peur, elle a tendance à demander une plus grande répression policière. Elle veut que les policiers nettoient les villes!"
Si la violence gratuite présentée à la télé peut rendre les gens plus craintifs, les films d’amour pourraient-ils les rendre pacifiques? "Qui sait? L’expérience serait intéressante à réaliser! Personnellement, je crois que la solution, c’est la diversité. Et la violence a parfaitement sa place dans les oeuvres artistiques et dramatiques. Il y a aussi plusieurs moments dans l’Histoire où la violence était nécessaire, comme durant la guerre de Sécession… Je ne me bats pas contre la violence ou la représentation de la violence, je me bats contre son omniprésence, contre l’utilisation que l’on en fait à des fins de pure rentabilité commerciale."
Car si la violence est tellement présente au petit écran, ce n’est pas nécessairement parce que les auditeurs en réclament. Un sondage réalisé par U.S News & World Report indique que neuf Américains sur dix trouvent que les émissions violentes font du tort au pays. Mais dans une économie mondialisée, la violence est un produit miracle qui fait sonner les caisses enregistreuses à tout coup. "Il faut se mettre dans la tête une fois pour toutes que la télé n’est pas là pour nos beaux yeux: elle est là parce qu’il y a des gens qui font de l’argent avec! Nos études montrent que les auditeurs n’aiment pas particulièrement les émissions violentes. Mais l’industrie en produit parce qu’elles sont peu coûteuses à réaliser, faciles à filmer et aisément exportables. Si vous êtes un producteur à Hollywood, et que vous voulez produire une série télévisée qui n’a pas besoin d’être traduite pour être exportée, qui pourra être écrite par un auteur quelconque (donc bon marché), et qui ne coûtera pas cher à réaliser, vous vous tournez inévitablement vers la violence. Et les diffuseurs des quatre coins du globe se ruent sur ces navets parce qu’ils les paient une fraction du prix qu’aurait coûté une production locale."
Bref, l’équivalent cinématographique du Big Mac, avec les mêmes propriétés nutritives pour l’esprit…

Sur le même sujet: voir aussi la Grande Gueule


Citation :
Ralph Nader, candidat à la présidence américaine pour le Parti vert: "Une façon de contrer les effets de l’omniprésence de la violence dans les médias est d’encourager les enfants à créer leur propre culture, à écrire leurs propres pièces et à composer leur propre musique, au lieu de passer 35 heures par semaine devant la télé à devenir gros…"

George Gerbner: "Pour la première fois depuis les débuts de la civilisation, ce ne sont plus les parents qui racontent les histoires aux enfants. Ce n’est pas l’école, ou l’Église, ou la communauté, ou la tribu, mais un groupe de plus en plus restreint de conglomérats dont le seul et unique objectif est de faire des profits."


* Selon Gerbner, les films d’action sont de plus en plus violents. Dans le premier Die Hard, on voyait 18 meurtres, et dans Die Hard II, 264. Dans Robocop, on compte 32 meurtres, et dans Robocop II, 81. Dans The Godfather, il y a 12 meurtres; The Godfather II, 18, et The Godfather III, 53.

* Quand ils atteignent l’âge de dix-huit ans, les jeunes Américains ont vu en moyenne 40 000 meurtres, et 200 000 autres incidents violents à la télé.

* Selon une étude du Center for Media and Public Affairs, en 1994, on pouvait voir 2605 actes de violence par jour au petit écran.

* En 1983, le réseau ABC a publié un rapport réfutant les allégations de George Gerbner, sous prétexte qu’il mettait films violents, documentaires sur des désastres naturels, émissions humoristiques et dessins animés dans le même panier. De dire la vice-présidente d’ABC à l’époque: "Quand on met Tom and Jerry et I Spit on Your Grave sur un pied d’égalité, on jette sa crédibilité par la fenêtre."

* La semaine dernière, la Commission fédérale du commerce (FTC), un organisme américain, a publié un rapport sur le marketing des films classés R (pour dix-huit ans et plus). Résultat: 80 % de ces films ciblaient les mineurs. Dans le plan de marketing d’un film hyper-violent, on pouvait même lire: "Notre but est de nous assurer que tous les enfants de douze à dix-huit ans entendront parler de notre film." Rayon jeux vidéo, c’est pire: 83 % des jeux vidéo hyper-violents s’adressent aux mineurs.

Voir texte d’Annette Lévy-Willard, correspondante à Los Angeles pour le quotidien français Libération