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Questions : Entrevue avec Albert Jacquard, Généticien
Généticien, militant et vulgarisateur reconnu, ALBERT JACQUARD est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Éloge de la différence et Les Hommes et leurs gènes. Son dernier livre, À toi qui n’est pas encore né(e) est une sorte de testament intellectuel qui prend la forme d’une lettre adressée à ses arrière-petits-enfants.
Alexandre Vigneault
Les Britanniques s’apprêtent à autoriser le clonage d’embryons humains, pour des fins de recherche. Devrait-on s’en inquiéter?
"Je n’y suis pas aussi opposé que beaucoup de gens l’imaginent. Faire du clonage pour refaire un être humain, non, évidemment pas. Mais il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de faire des pièces de rechange, d’avoir une source de cellules qui serait orientée vers la fabrication de cellules du foie ou d’un autre organe, compatible, dont on aurait modifié le patrimoine génétique pour éviter quelques malformations. Au fond, c’est de la médecine. Ce n’est pas beaucoup plus étrange que de faire des transfusions sanguines ou de la chirurgie.
Il faut tenir compte du fait qu’on connaît le corps humain, on sait assez bien comment il fonctionne. Par conséquent, on peut le modifier. On peut même comprendre quelles sont les sources de dysfonctionnement quand elles sont génétiques et aller remplacer un mauvais gène par un bon; c’est de la médecine. Il n’y a pas de raisons de s’arrêter là."
En ouvrant la porte à des manipulations de l’embryon, n’est-on pas en train de désacraliser l’essence même de l’être humain?
"Est-ce qu’un spermatozoïde est sacré? Personne n’est d’accord. On les met à la poubelle facilement. Un ovule? À la poubelle. Pourquoi est-ce qu’ils seraient sacrés à partir du moment où le spermatozoïde entre dans l’ovule? Si le spermatozoïde n’est pas sacré, l’ovule ne l’est pas non plus et, de proche en proche, on arrive à un bébé qui n’est pas sacré. Or, il l’est. En ce sens inverse, le bébé est sacré, tout comme la veille de sa naissance, à l’état d’embryon et à celui de spermatozoïde aussi. En raisonnant de proche en proche, on arrive à une absurdité dans les deux cas. Il faut l’admettre. Il faut aussi dire qu’on admet comme sacré ce qui est potentiellement une personne humaine et repousser cette frontière le plus loin possible. Mais ce "plus loin possible" n’est pas défini par une frontière nette."
Est-ce qu’on doit laisser une morale – quelle soit religieuse ou autre – mettre des bâtons dans les roues de la science?
"Dans les roues de la science, non; dans les roues de la technique, oui. La science est pour moi la recherche d’une compréhension. Je suis assez naïf pour croire que plus on comprend, mieux on avance. Par contre, il faut savoir où mène notre agir. Ce qui fait qu’une action est morale ou pas, c’est la notion de finalité. Quelle est sa finalité? On prend un ovule et on y met dedans le noyau d’une de mes cellules. On s’arrange pour que ça se dédouble et que ça fasse d’autres cellules qui peuvent fabriquer n’importe quel organe. Puis on l’oriente vers telle ou telle direction et on aboutit à des cellules de foie qui sont compatibles avec mes cellules de foie. Ce sont des pièces de rechange qui sont en train de se développer, mais qui ne sont pas vivantes.
Or, il faut bien fonder une morale. À mon avis, elle ne peut qu’être laïque. Je viens de faire paraître un article où je pars de la fameuse phrase de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov – "si Dieu n’existe pas, tout est permis" – pour dire le contraire. Dans l’hypothèse où Il n’existe pas, tout n’est pas permis parce qu’on vit en communauté. La morale est sécrétée par une collectivité humaine, pas par Moïse tout seul ou Mahomet tout seul."
L’inculture scientifique des politiciens qui auront à se prononcer en Angleterre et, éventuellement, dans d’autres pays vous inquiète-t-elle?
"Je vais dire une chose étonnante: je crois que les hommes politiques sont honnêtes, pleins de bonne volonté et pas idiots. Par conséquent, ils peuvent très bien se renseigner sur ce que ça signifie. Il faut cependant qu’ils aient un réel désir d’honnêteté et de rigueur, qu’ils disent pourquoi ils prennent telle ou telle décision. Mais la décision anglaise ne me choque pas. Elle m’inquiète; j’aurais préféré que personne ne la prenne. Maintenant qu’elle est prise, je n’ai pas beaucoup d’arguments contre. Je préfère qu’on le fasse ouvertement et, surtout, qu’on le fasse en affichant la finalité. Ce que je crains, c’est l’intrusion d’une logique économique. Si on ose breveter ce genre de chose, c’est qu’on ne le fait que pour l’argent et il faut arrêter."
Des scientifiques – sérieux ou non – manifestent déjà le désir de cloner un être humain et de le mener à terme. Cette perspective ne vous inspire aucune crainte?
"Un véritable clone, je suis totalement contre. Parce qu’on est en train de lui préparer un avenir terrible étant donné qu’il saura qu’il est clone. Il pourra aussi se demander: "pourquoi est-ce qu’on m’a fait ça?" Ce sera un jumeau identique; la nature le fait déjà. Le faire en plus, pourquoi pas? Ce n’est pas mauvais en soi, mais c’est la finalité qui l’est. […] On pose souvent la question technique, mais on ne s’arrête pas souvent à la finalité. On ne se demande pas assez dans quel objectif on le fait."y