BCE, Canwest, Power Corporation, Quebecor World… Autant de géants qui acquièrent nombre de médias dans la seule optique commerciale de vous vendre à peu près n’importe quoi. Qui a parlé de la presse en tant que quatrième pouvoir, chien de garde de la démocratie?
"La conception [de l’information] des gestionnaires de ces grandes entreprises sera semblable à celle qu’ils ont des autres produits… Ce qu’ils espèrent faire, dans quelques années, c’est offrir à leurs clients de tout, tout, tout." Chercheur et professeur du Département d’information et de communication de l’Université Laval, Florian Sauvageau voit poindre une véritable révolution.
Durant les années 70, on a assisté à la naissance de colosses qui achetaient plusieurs journaux. Aujourd’hui, les mastodontes de la communication sont des entreprises dites de multimédia. Journaux, radio, télévision sous le joug d’un même propriétaire. Demain? Des empires ultradiversifiés dont les médias ne seront que des billes parmi tant d’autres.
Le jour n’est pas loin où, par exemple, la critique d’un nouveau disque publiée dans le Journal de Montréal sera la porte d’entrée d’un monde de consommation insoupçonné. On y invitera le lecteur à écouter Jet7 sur le réseau TVA, qui traitera évidemment du même sujet et que vous capterez par l’entremise du câble. Puis on vous conviera sur le site Internet d’Archambault, par le biais de votre connexion haute vitesse Vidéotron, afin de profiter d’une super-offre-imbattable pour l’achat du produit en question. Vous y découvrirez également que le bouquin sur la vie du chanteur et le t-shirt du groupe sont en vente. Vous n’êtes même pas sorti de votre salon.
L’innovation, c’est l’osmose entre le divertissement, l’information et, surtout, le commerce électronique. "C’est la concentration dans la nouvelle économie… Le journaliste va devenir un produit comme les autres." Il sera perçu comme un vendeur.
À bien y penser, nous pourrions être anxieux à l’idée d’être "\manipulés" de la sorte. Pourtant, M. Sauvageau ne panique pas. "Je n’ai jamais fait d’angoisse avec la concentration… de toute façon, la concurrence aussi conduit à l’uniformité", expose-t-il. Même au sein d’entreprises adverses, les médias tendent au mimétisme.
Mais il y a néanmoins quelques points qui chicotent notre expert. Quand un propriétaire détient dans une ville le principal quotidien et la plus importante station de télévision, sans compter les hebdomadaires, il a un pouvoir certain. Imaginez si Quebecor décidait de ne plus couvrir un secteur d’activité. Et si un journaliste de La Presse voulait critiquer la gestion de Power Corp., pourrait-il le faire? Au moins, semble se consoler M. Sauvageau, "le marché peut empêcher des médias de ne pas parler de certains événements car les autres vont en parler".
Une seule voix
Ce n’est pas tout. Les titans de l’information en quête de rentabilité ont découvert un nouveau moyen d’épargner. À Chicago, on trouve un exemple parfait de la nouvelle mode, détaille M. Sauvageau. Les journalistes du Chicago Tribune rédigent leurs articles, puis écrivent un petit texte pour la radio, un autre pour Internet et un dernier pour la télévision. Une seule vision, une seule perspective, adieu pluralisme.
Cette façon de faire est tellement ancrée, que nombre d’universités américaines ont revu l’ensemble de leur programme d’enseignement en journalisme. Plus de distinctions entre l’écrit, la radio ou la télévision. "Maintenant, on apprend [aux étudiants] le journalisme multimédia… Ce sont des producteurs de contenu."
"Je crois que c’est illusoire… [Le journaliste], ce n’est pas une machine. Je doute qu’il puisse en faire autant", tempère l’ancien reporter et président du Conseil de presse, Michel Roy. Lui préfère croire que les salles de presse vont rester garnies et que vous, consommateurs d’information, pourrez toujours avoir accès à une diversité de vues.
"Je suis de ceux qui sont moins pessimistes… On a tort de craindre les torts de la concentration." Malgré tout, M. Roy est d’avis qu’il faudra porter une grande attention aux bouleversements à venir. Si Power Corp. (La Presse, Le Nouvelliste, La Tribune et La Voix-de-l’Est) acquérait les trois quotidiens francophones de Conrad Black, Le Soleil, Le Droit et Le Quotidien, on comprend que la compagnie jouirait d’une influence manifeste. Sept des 10 quotidiens québécois. "Ce ne serait pas un grave danger, mais ce ne serait pas idéal", convient-il. D’autant plus que des tractations sont en cours pour que Le Devoir se joigne au groupe.
D’ailleurs, les péquistes tremblent. Power Corporation et le fédéralisme ne forment qu’un. "Il y a un problème là." Peu d’éditoriaux favorables en perspective.
Mais M. Roy est davantage tourmenté par une menace qu’il juge bien plus dangereuse que la concentration elle-même. Les médias ont la cote et se vendent à grand prix. Si on suit la logique comptable, plus on débourse à l’achat, moins il reste d’argent dans la caisse pour faire rouler la boîte. "Il faut que les propriétaires investissent suffisamment pour donner un bon journal… Les patrons ne sont pas toujours portés à ça."
La présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Hélène Pichette, est tout aussi perplexe face aux desseins des grands financiers propriétaires. "Quelle garantie les journalistes et le public ont-ils que les nouveaux empires vont accorder une place de choix et des moyens adéquats à l’information? Si les "synergies" tant évoquées consistent à remanier 10 fois le même reportage pour le diffuser sur les différents supports du groupe (télé, radio, Internet, quotidiens), ce n’est pas faire 10 fois plus d’information. C’est radoter", vitupère-t-elle dans une lettre ouverte diffusée il y a peu.
Mme Pichette est d’autant plus inquiète que les consortiums sont maintenant en quête de "contenu". La définition, selon elle: "C’est un mélange d’informations corporatives officielles, d’informations repiquées de sources non vérifiées, de publicité, de jeux, de vente en ligne, de données sur les équipes sportives qui sont la propriété du groupe et sur ses autres filiales… et d’informations de type journalistique."
En entrevue téléphonique, elle poursuit sur cette lancée. "On n’a aucun pouvoir sinon celui de sonner l’alarme." Un exemple de ce qui nous guette? "On l’a déjà, le problème de concentration, en Gaspésie." Que vous lisiez n’importe quel hebdo ou que vous écoutiez la seule station télé (CHAU, réseau TVA), vous êtes entre les mains de Quebecor. "\C’est un grand territoire… Il n’y a plus de positions différentes."
"Même aux États-Unis, les règles sont plus sévères qu’ici." Mme Pichette voudrait que la propriété soit limitée par des normes strictes.
Irréductible Gaulois
Faisant office d’irréductible Gaulois, le rédacteur en chef du COUAC!, journal satirique, Jean-François Nadaud célèbre plus que jamais son indépendance. "Évidemment, on n’a pas nécessairement les moyens de nos ambitions", admet-il. Mais, au moins, il n’y a personne pour lui dire quoi faire, quoi dire.
Ce qui lui déplaît le plus, c’est la perception qu’ont les grands propriétaires de leurs lecteurs. "Ce n’est pas nous qui achetons le journal, c’est le journal qui nous vend… Ce sont des humains qu’on vend à des publicitaires." Au COUAC!, point de ces manoeuvres, personne n’est payé. Tous sont bénévoles, même Pierre Falardeau et Victor-Lévy Beaulieu. La contrepartie: pas plus de 7 000 copies distribuées par… les Messageries Dynamiques (Quebecor).
Quel contrôle?
Maintenant, vous vous demandez qui peut bien défendre vos intérêts, contrôler le marché des médias.
Au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), on octroie les licences d’exploitation aux câblodistributeurs, télévisions et radios. "Nous, on ne réglemente pas les journaux… Notre champ est particulièrement restreint", explique le porte-parole, Denis Carmel. Internet aussi leur échappe.
Donc, pour l’instant, le CRTC se concentre sur les transactions en cours dans l’univers de la télévision. Au début 2001, TVA, CTV et Canwest devront se plier au processus d’audiences publiques. C’est à ce moment que se concrétiseront les grandes transactions annoncées au cours des derniers mois.
Alors, si le pouvoir du CRTC est limité, peut-être que le Bureau de la concurrence du Canada (BCC) peut agir? "Nous, on ne se concentre que sur les aspects économiques… On ne regardera pas le fait qu’il y ait plus ou moins de voix différentes", signale la conseillère principale en communication, Julie Hébert. Ainsi, tout ce qui les intéresse, c’est de savoir si une entreprise à le pouvoir d’influencer à la hausse les tarifs publicitaires. "Si une compagnie a une position dominante dans un marché, ça devient problématique."
Et si le BCC détecte un problème? Il ne peut rien imposer. Il demande à l’entreprise de proposer des solutions jusqu’à satisfaction.
En terminant, notons que nous avons tenté d’obtenir le point de vue des dirigeants de Power Corporation, Quebecor World et Hollinger (vendu à Canwest). Savoir où ils s’en vont. Comment ils useront de leur poids sans cesse grandissant. Malheureusement, personne au sein de ces organisations n’a rendu nos appels.