La pauvreté à Montréal (1) : Le ventre vide
Société

La pauvreté à Montréal (1) : Le ventre vide

Il n’y a pas que les entreprises high tech qui se portent bien à Montréal. Une autre industrie a le vent dans les voiles: celle de l’aide alimentaire. À Moisson Montréal, la plus grosse banque alimentaire du Québec, la clientèle a augmenté de 4,5 % en un an. La preuve que la pauvreté existe encore et toujours, malgré la multiplication des Saab et des Mercedes…

Le chômage à Montréal est à son plus bas niveau depuis une décennie: 7,7 % selon les chiffres les plus récents publiés la semaine dernière. Entre 1993 et 1999, presque cent mille personnes ont cessé de recevoir de l’assurance-emploi et de l’aide sociale pour, vraisemblablement, reprendre leur place sur le marché du travail.

Les économistes attribuent cette reprise fulgurante à l’émergence d’une nouvelle industrie high tech dans la Métropole. Les entreprises de l’aérospatiale, des télécoms, du multimédia et du secteur biopharmaceutique sont littéralement en feu.

Cette semaine, une autre industrie a tenu à signaler sa bonne santé, mais c’est une industrie qui n’a rien de glamour: celle des banques alimentaires. Selon HungerCount 2000, le rapport annuel de l’Association des banques alimentaires du Canada, l’industrie affiche une performance qui n’a rien à envier aux nouvelles industries-vedettes. Pendant le seul mois de mars de l’an 2000, 726 902 Canadiens ont reçu une aide alimentaire, soit presque le double du nombre de clients servis en 1989. Soixante-dix-sept nouvelles banques alimentaires ont ouvert leurs portes au cours des cinq dernières années, portant leur nombre total à 615.

Comment l’industrie des banques alimentaires peut-elle croître en même temps que l’économie décolle et que le taux de chômage baisse? Tout simplement parce que reprise économique ne signifie pas nécessairement recul de la pauvreté, explique Marcelle Lamarche, directrice générale de Moisson Montréal, la plus grosse banque alimentaire du Québec. «Les effets de la reprise ne se font pas sentir partout. On ne peut pas dire qu’il y ait régression de la pauvreté, qu’on ait renversé la roue.»

Le loyer ou la bouffe
La crise du début des années quatre-vingt-dix a frappé fort. Ceux qui étaient alors au bas de l’échelle sont tombés sur le cul, et ils ont eu énormément de difficulté à remonter la pente. Ils ont perdu beaucoup plus que leur salaire: ils ont perdu leur motivation, leur résau de contacts et leur expérience. Plusieurs y ont aussi perdu leur santé.
«Quand on a faim, on est découragé, dit Marcelle Lamarche. Ce n’est pas vrai que quand tu as le ventre vide, tu vas aller te chercher un emploi. Il y a des gens qui ont besoin d’une aide temporaire; mais il y en a d’autres qui croupissent dans la misère. C’est bien beau, le parc techno de Bernard Landry, mais pour une femme de cinquante-trois ans qui se retrouve soudainement à la rue, ça ne veut strictement rien dire. Certaines personnes ne peuvent pas travailler à cause de limites physiques, psychologiques. Elles ont des problèmes d’instruction, de formation, d’alcoolisme, de toxicomanie…»

Un facteur qui pourrait expliquer l’augmentation de la clientèle de Moisson Montréal est que cette partie de la population qui peut difficilement réintégrer le marché du travail a eu des enfants. Présentement, 45 % des personnes recevant une aide de Moisson Montréal ont moins de dix-huit ans. Ces jeunes grandissent dans la pauvreté et souffrent des mêmes problèmes que leurs parents, explique madame Lamarche.

Même ceux qui ont réintégré le marché du travail ont souvent besoin d’aide pour subvenir aux besoins de leur famille. «Un emploi à temps partiel, ça ne nourrit pas une famille de quatre. Une fois que le loyer est payé, il ne reste pas d’argent pour les loisirs. Tu paies le logement et le chauffage, c’est tout.»

Les organismes comme Moisson Montréal aident ces personnes à dégager de l’argent pour faire face aux autres nécessités, comme les fournitures scolaires de leurs enfants ou le chauffage. «Une de nos bénévoles était à l’aise financièrement. Mais elle a fait un accident cérébro-vasculaire. Quand elle s’est réveillée de son coma, elle avait tout perdu: son travail, son mari, sa mobilité… Elle m’a dit un jour que le panier d’épicerie qu’on lui procurait lui avait permis de sauver assez d’argent pour augmenter son chauffage pour une première fois en sept ans…»

Moisson Montréal et les banques alimentaires sot aux premières lignes de la lutte contre la pauvreté. Mais c’est seulement une première étape. «Il y a des gens qui ont été littéralement aspirés par la spirale de la pauvreté, dit madame Lamarche. Ces gens-là, on va commencer par les nourrir. Mais ensuite, on va leur dire qu’on les aime, qu’ils valent quelque chose.»

Le quartier général de la faim
Les entreprises les plus dynamiques de l’économie montréalaise sont concentrées dans le couloir Ville Saint-Laurent/Sainte-Anne-de-Bellevue. Certains comparent cette zone à un mini Sillicon Valley.

Or, c’est justement à Ville Saint-Laurent, sur le boulevard Côte-de-Liesse, que Moisson Montréal à ouvert son nouvel entrepôt en 1998. Cet entrepôt est le quartier général de la faim à Montréal. Plus de 275 organismes communautaires, banques alimentaires, soupes populaires et foyers d’accueil viennent y chercher la nourriture qu’ils redistribuent aux démunis de Montréal, de Laval et de la Rive-Sud.
Si la croissance de l’économie montréalaise talonne dangereusement la croissance de l’économie canadienne, dans le milieu des banques alimentaires, c’est déjà chose faite. Moisson Montréal a servi 165 000 heureux clients en mars 2000, une augmentation de 4,5 % depuis 1999.

Une centaine d’entreprises alimentaires approvisionnent Moisson Montréal. Elles donnent des produits qui n’ont pas été vendus, qui ont été mal étiquetés, ou dont la date «meilleur avant» est trop rapprochée pour une mise en vente. Les conserves cabossées et les sacs de sucre troués sont aussi envoyés ici. 47 % des marchandises que l’on retrouve dans l’immense entrepôt de 110 000 pieds carrés sont des fruits et légumes; 14 % sont des produits de boulangerie, et 6 % sont des produits laitiers. Cette année, comme tous les ans, on manque cruellement de viande, de pain et d’oeufs.

Moisson Montréal possède cinq camions qui servent à aller recueillir la nourriture dans les entreprises. Les organismes qui distribuent les paniers d’épicerie et les repas envoient eux-mêmes es bénévoles chercher leur part chaque semaine.
L’entrepôt est tellement grand que même les employés ne sont pas certains de sa capacité totale. Michael Price, l’un des contremaîtres de Moisson Montréal qui supervisent la distribution de cinquante à soixante tonnes de nourriture par jour, sait seulement que «sa» section a trente mille pieds carrés. De toute façon, son problème le plus urgent est un stock de caisses de choux qu’il risque de perdre parce qu’il n’y a pas assez de personnel pour trier et emballer les légumes.

Quelques choux de perdus, c’est quand même grave quand on sait que la plupart des organismes qui viennent s’approvisionner ici disent avoir besoin de plus de nourriture pour répondre à la demande. La majorité des trente à quarante organismes qui s’adressent quotidiennement à Moisson Montréal partent avec moins de boîtes qu’ils en voudraient. Il faut dire qu’octobre est une période creuse, juste avant la manne de dons qui arrivent invariablement avec le temps des Fêtes.

Pour compenser, monsieur Price dépose de grosses boîtes de pommes de terre, de maïs et d’ail devant les portes de l’entrepôt pour que les bénévoles comme Jeanne Lutondo, du Centre Afrique au féminin de Parc-Extension, les trient eux-mêmes.

Le Centre Afrique au féminin nourrit une centaine de personnes par semaine. Madame Lutondo vient s’approvisionner à Moisson Montréal depuis neuf ans et ne constate aucune baisse dans la demande, reprise économique ou pas. «Quand les gens reçoivent leur aide sociale, ça va bien pendant deux semaines, dit-elle. Mais après, ils reviennent nous voir. Même les salariés ont parfois besoin d’aide. Dans Parc-Extension, la vie est très difficile, particulièrement pour les femmes.»

Selon madame Lutondo, les nouveaux immigrants du quartier bénéficient peu de la reprise économique. Les emplois de manufacture qu’on leur offre sont mal payés, et plusieurs préfèrent rester sur l’aide sociale.

Michael Kay, du Dépôt alimentaire NDG, a constaté un chagement dans son quartier. «Il y a moins de gens qui viennent nous voir, mais ceux qui ont besoin de nous viennent plus souvent.» Comme madame Lamarche, il constate que les laissés-pour-compte du boum économique sont aux prises avec des problèmes complexes. «Il faudrait une aide de deuxième ligne pour les sortir du cycle de la pauvreté. Il faudrait que la société soit plus tolérante envers ceux qui ont besoin de travailler différemment, parce qu’ils ont des problèmes de santé mentale, par exemple.»

Lendemain de crise
La crise qu’a connue Emploi Québec l’année dernière a eu un effet dévastateur chez Moisson Montréal. En 1999, l’organisme employait trente personnes via les programmes d’employabilité de l’aide sociale. À la suite de la crise, seuls deux de ces postes ont été renouvelés. L’effet s’est fait ressentir à deux niveaux: d’une part, il y a eu la perte d’une main-d’oeuvre nécessaire au bon fonctionnement de la distribution; d’autre part, la mission de réinsertion sur le marché du travail de Moisson Montréal a été anéantie.
«Quand les gens pouvaient bénéficier de programmes d’employabilité normaux, ils en ressortaient avec un CV et des contacts, explique madame Lamarche. Mais l’année dernière a été catastrophique. Ce n’est plus un trou, c’est un gouffre! Le type d’emplois que nous offrons a été complètement éliminé.»

«Cela dit, la reprise économique a quand même eu un effet positif pour Moisson Montréal. Notre campagne de financement de l’année dernière a été la meilleure depuis quinze ans. Les gens qui s’en sont sortis ont pu nous donner quelques sous…»

Le problème des autres, ceux qui sont restés en arrière, par contre, demeure entier. Et des gens qui restent en arrière, il y en aura toujours. «La pauvreté n’est pas seulement un problème économique, dit madame Lamarche, c’est un problème social. Les femmes qui se retrouvent soudainement dans des centres d’accueil pour femmes violentées ne tiraient pas toutes le diable par la queue: ce sont les circonstances qui on fait qu’elles se retrouvent dans la rue. Elles traversent une période de détresse; puis d’autres problèmes surviennent, comme l’alcoolisme et la peur de retourner sur le marché du travail. Voilà pourquoi Moisson Montréal et tous les organismes communautaires offrent des services d’écoute, d’accompagnement et d’alphabétisation. Leur donner de quoi manger n’est que la première étape…»