La pauvreté à Montréal (2) : S.O.S. Famille
Société

La pauvreté à Montréal (2) : S.O.S. Famille

À Montréal, lorsqu’il est question de drames familiaux, on parle de violence ou de divorce. Mais il faudrait aussi y ajouter la pauvreté. Quand près d’une famille sur quatre vit sous le seuil de la pauvreté, il y a de quoi s’inquiéter…

Des enfants qui dorment sur le sol sans matelas. Des jeunes qui franchissent le seuil des écoles le ventre vide. Des parents qui sont déchirés entre payer une facture ou manger convenablement. Des mères qui décident de se prostituer pour nourrir leurs enfants.

Malgré l’économie qui fait boum, Montréal connaît toujours la triste réalité de la pauvreté familiale. Ce dur quotidien est vécu par des parents et des enfants démunis, qui sourcillent devant les statistiques records sur la supposée santé de l’économie québécoise…

Gladys Isaac fait partie de ces démunis. Cette mère au foyer prend soin tant bien que mal de ses quatre enfants, âgés de douze à quinze ans. Son mari ne gagne que 193 $ par semaine dans une entreprise de métallurgie, ce qui est bien peu pour couvrir leurs dépenses. La situation précaire du père a déjà entraîné la famille du quartier Saint-Michel vers la faillite. La guigne semble d’ailleurs s’acharner sur eux. En mars dernier, leur logement a été la proie des flammes, jetant la famille à la rue. Quelque temps auparavant, Gladys Isaac s’était trouvé un emploi, mais elle est tombée gravement malade. "J’essaie malgré tout de m’occuper de mes enfants, confie-t-elle. C’est ma principale préoccupation. Mais c’est difficile de vivre dans la dignité quand on n’a pas beaucoup d’argent."

Comme la richesse ou le PIB, la pauvreté est comptabilisée. Par exemple, selon une étude publiée en 1999 par le Conseil canadien de développement social, un organisme de recherche indépendant, 27 % des personnes habitant l’agglomération de Montréal en 1995 vivaient dans le sous-sol de l’indigence, c’est-à-dire sous le seuil de la pauvreté, contre 22 % en 1990. Le taux de familles biparentales sous le seuil de la pauvreté est passé de 14 à 20 % durant la même période. Parmi les jeunes familles biparentales dont les parents ont moins de trente ans, la proportion de pauvres est passée de 25 à 35 %. Chez les familles monoparentales, la situation est encore pire: six sur dix vivent sous le seuil de la pauvreté. Parmi les parents de moins de trente ans élevant des enfants en l’absence d’un conjoint, 85 % sont pauvres! Et la liste est encore longue…

Mais derrière les chiffres se cache le drame tangible de familles démunies. "Les chiffres ne disent pas ce que nous vivons, affirme Gladys Isaac. Chaque jour, nous faisons des sacrifices énormes et des choix cruels: payer des comptes en souffrance ou nourrir les enfants au déjeuner. Ce n’est pas facile."

Adoptez une famille
"Si le gouvernement nommait une femme pauvre monoparentale au poste de ministre des Finances, le Canada n’aurait plus de problèmes, car ces femmes parviennent à survivre miraculeusement avec les moyens du bord." Tommy Kulczyk parle d’expérience. Le directeur des services d’urgence de Jeunesse au Soleil voit défiler chaque jour des familles à faible revenu dans une ancienne école de la rue Saint-Urbain, le quartier général de l’organisme.

Pour épauler les familles pauvres, Jeunesse au Soleil propose une multitude de services, dont Gladys Isaac a pu profiter dans le passé. Par exemple, une banque alimentaire dépanne les familles qui n’ont pas les moyens de remplacer leur réfrigérateur bon pour la casse; une banque de vêtements et d’accessoires ménagers aide les victimes d’incendie sans assurance, etc. "Nous aidons plus de cent mille familles annuellement, souligne Tommy Kulczyk. Montréal a vraiment besoin de ressources comme notre organisme, sinon ces gens seraient laissés à eux-mêmes."

Au-delà de ces recours d’urgence, Jeunesse au Soleil gère d’autres services plus ciblés, comme le programme "femme enceinte", qui suit les femmes démunies tout au long de leur grossesse pour éviter que leur enfant souffre de malnutrition à la naissance. On sait que dans le Tiers-Monde, Vision mondiale dirige un programme qui consiste à parrainer un enfant. Eh bien, à Montréal, une version semblable existe grâce à Jeunesse au Soleil: "Adoptez une famille!" Dans le cadre de ce programme, des hommes d’affaires octroient 1 200 $ par année de façon anonyme à Jeunesse au Soleil, qui redistribue les montants à des familles en grave crise financière.

Crise du pétrole
D’après Tommy Kulczyk, la pauvreté des familles représente un phénomène souvent bien camouflé par des parents qui ne veulent pas être identifiés comme démunis. Pourtant, il note que le quotidien des familles pauvres est fait de coups durs et d’imprévus qui deviennent difficiles à cacher. Par exemple, la hausse du prix du mazout et du pétrole a chamboulé le budget de nombreux parents. "L’année passée, des familles ont opté pour un appartement dont le chauffage était à l’huile, pensant que c’était moins cher, indique-t-il. Mais le prix a doublé depuis! De plus, le travailleur à faible revenu qui doit se déplacer en automobile voit le prix de l’essence grimper et se serre encore davantage la ceinture. Ces événements ne sont pas anodins et aggravent la situation des familles démunies."

La situation est telle que la pauvreté constitue de plus en plus la principale cause de bien des phénomènes sociaux inquiétants. "La pauvreté entraîne souvent la violence conjugale chez des parents qui sont à bout de nerfs, amène des problèmes de santé mentale ou même la consommation de drogues", affirme Anne Saint-Arnaud, assistante à la direction de Jeunesse au Soleil.

Parallèlement, le visage des familles pauvres change. "Avant, relate Tommy Kulczyk, on parlait de pauvreté comme d’un phénomène qui se développait de génération en génération: l’enfant qui vit dans un foyer à faible revenu performe moins, décroche, trouve un emploi précaire et demeure pauvre comme ses parents. Ce cercle vicieux continue d’exister. Mais la pauvreté touche aujourd’hui des parents qui possèdent une bonne éducation, des personnes de quarante-cinq ou cinquante ans qui perdent leur emploi et qui doivent faire vivre des enfants malgré tout; ou alors des femmes qui se séparent et se retrouvent avec les bambins sur les bras."

À côté de ces parents en détresse, des enfants vivotent et subissent les conséquences de la misère. "Ceci provoque des situations inquiétantes et aberrantes, note Tommy Kulczyk. Par exemple, à l’école, les examens se déroulent maintenant avant le 15 du mois, parce qu’après, les enfants mangent moins bien, sont plus fatigués et moins performants. C’est grave!"

Grave, certes, mais pas désespérant. Car d’après Tommy Kulczyk, des solutions sont envisageables. "Les femmes au foyer sont laissées à elles-mêmes. Quand va-t-on reconnaître leur travail à la maison? Il faudrait aussi que les programmes gouvernementaux d’aide à l’emploi soient mieux adaptés à ces différentes réalités."