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Sacré Blues : Ze belle province
Dans son essai Sacré Blues, le journaliste anglophone TARAS GRESCOE jette un regard lucide et allumé sur le Québec de l’an 2000. Un livre rafraîchissant, qui n’a rien à voir avec les élucubrations habituelles des chroniqueurs canadiens-anglais…
Pierre Monette
Les miroirs sont parfois trop complaisants; le regard d’autrui nous donne généralement une image plus juste de nous-mêmes. C’est précisément ce qui se passe avec Sacré Blues, de Taras Grescoe. Ce livre publié chez Macfarlane Walter & Ross propose un portrait de la société québécoise contemporaine qui change l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. C’est dire qu’il pourra contribuer à transformer l’image qu’on s’en fait dans le reste du Canada.
Originaire de la Colombie-Britannique et d’une famille qui pourrait servir de réclame au multiculturalisme, Taras Grescoe est un journaliste qui a choisi de s’établir à Montréal il y a quelques années, après avoir passé quatre ans à Paris. Aussi, ce jeune anglo dans la trentaine a-t-il une meilleure connaissance de la France que la plupart des Québécois qui entretiennent de la nostalgie pour la vieille mère patrie. Ce qui lui permet de constater quelque chose d’aussi simple qu’essentiel: en dehors de la langue, le Québec a bien peu de chose à voir avec la France. Bye-bye le charme "carte-postalesque" de la French Atmosphere!
Sacré Blues est sous-titré An Unsentimental Journey Through Quebec. La formule évoque un classique de la littérature britannique du dix-huitième siècle: A Sentimental Journey Through France and Italy (Voyage sentimental à travers la France et l’Italie), de Laurence Sterne. Et si Grescoe se propose d’être unsentimental, de ne pas faire dans les sentiments, c’est dans la mesure où il évite ouvertement de traiter dans son livre de la plus "émotive" des problématiques culturelles québécoises: la question de l’indépendance.
Un débat grisonnant
Au Québec comme dans le reste du Canada, on tend à réduire le caractère distinct de la société québécoise au projet souverainiste ou, à tout le moins, à une volonté d’affirmation culturelle. La lecture de Sacré Blues nous convainc qu’au Québec, l’idée de différence socioculturelle n’a pas (en tout cas, n’a plus…) besoin de rimer avec indépendance. Le Québec, écrit Grescoe, "est une société dont la tenace altérité laisse entendre que le mode de vie que la plupart des Nord-Américains tiennent pour incontournable n’a rien d’absolu. C’est peut-être à cela que tient toute la valeur de la différence québécoise; elle rappelle aux Canadiens qu’il existe, heureusement, d’autres manières de voir le monde": nommément, une autre manière de vivre que celle des États-Uniens.
Au fil des trois cents et quelques pages bien tassées de l’ouvrage, Grescoe se penche sur l’ensemble des éléments qui font la spécificité socioculturelle québécoise. Le chapitre sur la télévision s’attarde entre autres sur l’originalité des téléromans, dans lesquels on trouve certes du meilleur comme du pire, mais qui s’avèrent surtout un type de productions comme on n’en trouve nulle part ailleurs en Europe comme en Amérique. Les pages sur la presse font voir que les journaux québécois les plus sensationnalistes ne sont pas d’aussi ineffables torchons que leurs équivalents états-uniens et britanniques, et que la concentration de la presse y freine moins l’expression des idées que dans le Canada anglais.
Dans son chapitre sur la culture (Q is for Qulture), Grescoe consacre des pages élogieuses à Jacques Ferron, Réjean Ducharme, Gaston Miron et Richard Desjardins; et critique vertement les platitudes de Plamondon et le culte de "notre Céline nationale". Le livre se penche également sur la relation que nous entretenons avec l’hiver, ainsi que sur notre absence de relations réelles avec les autochtones. Tout y passe, ou à peu près!
Sacré Blues est un ouvrage ponctué de nombreuses rencontres avec diverses personnalités du cru. Il est clair que le journaliste a "fait ses devoirs": ce Québécois "de branche" en sait plus sur notre histoire et notre société que nombre de Québécois "de souche". Ce qui lui permet d’esquisser des analyses fort pertinentes. Comme lorsqu’il constate que notre manie de réglementer rigoureusement les divers aspects de la vie quotidienne (l’affichage, certes, mais aussi la couleur de la margarine…) est compensée par une application pour le moins laxiste de nos propres normes. Ou lorsque, dans les quelques paragraphes qu’il consacre malgré tout à la question nationale, Grescoe remarque que si le débat tient encore une grande place dans la vie publique, il en occupe finalement fort peu dans la vie quotidienne.
La chicane entre maudits Anglais et French Bastards lui semble appartenir au passé: "Le seul endroit où l’on trouve encore ces vieilles certitudes, c’est dans les têtes grisonnantes d’une génération vieillissante de Montréalais, pour qui les riches Britanniques vivront toujours à Westmount, et les Français, malgré toutes les preuves du contraire, continueront de s’agglutiner dans les environs des usines de l’Est de la ville." Et ce "grisonnement" du débat ne vaut pas que pour les francophones: Grescoe rappelle qu’en 1996, seuls 7 % des membres d’Alliance Quebec avaient moins de trente-cinq ans, et que 40 % d’entre eux étaient des retraités! La question nationale n’est peut-être pas tout à fait de la vieille histoire; il semble que ce soit cependant une histoire de vieux!
Sacré Blues fait en fin de compte la preuve que la réalité québécoise contemporaine a fort peu de chose à voir avec la vision cauchemardesque véhiculée par certains chroniqueurs et chroniqueuses canadiens-anglais. Et pas tellement plus avec l’image du Québec que proposent les éminences grisonnantes du nationalisme.
Langue au chat
On pourra certes chicaner les quelques imprécisions qu’on retrouve dans Sacré Blues. Et le fait que, bien qu’il soit loin d’être du parti des intégristes de la langue, Grescoe ait tendance à assimiler à peu près systématiquement les particularismes linguistiques québécois à du joual et à des anglicismes – bref, à du lousy french. (En passant, "enfirouapé" ne vient pas de In Fur Wrapped, comme le veut la légende, mais sans doute d’un vieux verbe français: enfifreler, c’est-à-dire ensorceler, tromper quelqu’un…) Mais ce ne sont que des défauts mineurs.
Sacré Blues décrit une société au sein de laquelle ce ne sont plus les anglos qui dominent la société, mais des baby-boomers vieillissants, qui chérissent comme des reliques leurs vieilles pancartes réclamant "McGill français". Le plus difficile, pour les jeunes Québécois d’aujourd’hui, n’est plus de travailler en français: c’est d’avoir à attendre que les baby-boomers prennent leur retraite avant de pouvoir espérer se trouver un emploi décent!
Taras Grescoe propose un portrait fort pertinent d’un Québec post-nationaliste: ce qui suffit à faire de Sacré Blues un bouquin pour le moins rafraîchissant.
À traduire au plus vite!
Sacré Blues: An Unsentimental Journey Through Quebec
Macfarlane Walter & Ross, 2000, 315 p.