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Spécial Halloween : Fais-moi peur!
Une fois par année, vers la fin octobre, la peur revient à la mode, portée par ses hordes de chats noirs et de citrouilles qui écument les rues et commerces d’une ville qui se déguise, juste pour rire. Pourtant, pour de nombreuses personnes, ce mécanisme de défense tout à fait normal prend les dimensions d’un Freddy un peu trop réel. Mais que se cache-t-il derrière ce sentiment que nous connaissons tous trop bien?
Matthieu Dugal
Janel Gauthier
gagne sa vie grâce à la peur. Pas la sienne, celle des autres. Ce professeur à l’école de psychologie de l’Université Laval étudie depuis près de 30 ans la peur sous toutes ses formes, pour en démonter les mécanismes. Ce sentiment, aussi intimement lié à l’expérience humaine que peut l’être l’amour, c’est sa tasse de thé. Mais quelle est-elle au juste, cette peur qu’il étudie? Est-ce la même que celle qui nous envahissait lorsque, tout petits, nous tremblions à l’idée que tous les croque-mitaines du monde tenaient leur jamboree quotidien sous notre lit? "Évidemment, les peurs changent en fonction du milieu dans lequel nous avons été élevés ainsi qu’en fonction de l’âge, mais les mécanismes impliqués dans les phobies ainsi que dans les cas d’anxiété chez les adultes sont sensiblement les mêmes que ceux que l’on rencontre chez l’enfant."
Phobies vs science
Au début de la peur, et à tous les âges, il y a donc l’expérience malheureuse de laquelle la "victime" tire des généralités. "Prenez les personnes qui développent des phobies sociales. Souvent, ce sont des expériences en apparence bénignes qui en sont la cause. La personne peut par exemple avoir donné un discours et avoir senti de la réticence dans l’auditoire, ou encore avoir vu une personne qui parlait en public se faire chahuter, se faire ridiculiser. Même si on dit qu’il ne faut pas tirer de conclusions d’une seule expérience, c’est souvent de cette façon qu’une phobie commence." D’où la différence que le professeur désire établir entre la peur, sentiment ponctuel et souvent lié à une situation donnée, et la phobie, qui est la manifestation pathologique d’une peur que le sujet ne peut raisonner et qui se manifeste de façon particulièrement intense et excessive à chaque fois qu’il est en contact avec l’élément perturbateur. Comme en amour, la première "grande" peur est souvent déterminante. Heureusement, en ce qui a trait aux phobies, les progrès de la science depuis 30 ans ont traité efficacement les différentes manifestations de ces peurs pathologiques qui empoisonnent la vie de ceux qui en sont atteints. "Avec les deux principaux types de thérapies dont nous disposons, soit les thérapies comportementales et les thérapies cognitives, le taux de succès dans le traitement des phobies se situe entre 95 et 100 pour cent." Des thérapies qui s’attaquent toutes deux, mais de façon différente, au talon d’Achille de la peur: son profond caractère irraisonné. "La peur repose en fait sur peu de choses, précise Janel Gauthier. Dans le traitement des phobies au moyen des thérapies comportementales, il s’agit de suggérer au sujet de nouvelles associations. Si, par exemple, le chien est associé pour un phobique au stress consécutif à une morsure d’enfance, il s’agit en fait de "reprogrammer" la personne pour qu’elle puisse associer l’animal à une situation de détente." Dans le cas des thérapies dites cognitives, le sujet est amené à travailler sur ses perceptions vis-à-vis l’objet de sa phobie. Comme les phobies reposent essentiellement sur l’imagination souvent débordante du sujet, le professeur-chercheur explique que les thérapies cognitives permettent à la personne de revoir "à la baisse" les scénarios d’horreur qu’elle se crée. "Les thérapies cognitives sont intéressantes en ce sens qu’elles servent à réorienter les prédictions de la personne vis-à-vis l’objet de sa peur. Raisonnablement, est-ce que tous les chiens sont susceptibles de nous mordre?"
Les nouvelles formes de la peur
Mais il n’empêche, la peur a mauvaise presse. Lorsqu’elle ne prend pas l’affiche dans un cinéma près de chez vous, elle est plutôt mal vue, et surtout mal vécue. Considérée comme un signe de faiblesse dans une société ultra-compétitive carburant à l’émulation, elle n’en fait pas moins partie intégrante de notre vie en société, pour le meilleur et pour le pire. Janel Gauthier estime que la peur demeure un élément-clé des processus d’apprentissage. "Le sentiment de peur est essentiel dans l’apprentissage. Il permet de placer des balises et ainsi d’empêcher de faire des choses qui pourraient nous nuire. Mais ce n’est pas nécessairement un sentiment lié à l’inconnu. Comme c’est le cas chez plusieurs personnes, il résulte de l’association souvent irraisonnée de deux éléments distincts, comme par exemple les araignées et la peur de mourir." Mais le psychologue pointe tout de même du doigt une peur qui est en voie de devenir un des principaux problèmes de santé publique dans un Occident de plus en plus obsédé par la compétitivité. Plus que ces grandes peurs de l’an 2000 dont les grands médias ont récemment fait leurs choux gras, ("sans vraiment de bases scientifiques", estime le chercheur) l’anxiété et les diverses formes de phobies sociales constituent un problème de taille. "Dix à 13 pour cent de la population est atteinte de l’un ou l’autre de ces troubles; c’est énorme. De plus, plusieurs études montrent que, même depuis 1995, la santé mentale de la population en général se dégrade de façon marquée." Sommes-nous donc en voie de devenir collectivement des médaillés d’or de la consommation de Prozac, entre autres sucreries neuronales? "Les médicaments sont loin d’être une panacée à ces problèmes qui sont davantage structuraux. Les gens qui travaillent travaillent plus, et ce n’est pas nécessairement mieux payé et surtout mieux reconnu. Le stress de la compétition pour obtenir un emploi est énorme. Pour le moment, le mieux que la science puisse offrir est une conjonction de médicaments et de traitements psychologiques. Mais ce type d’anxiété est appelé à se développer, et c’est aussi une autre forme de la peur."