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La pauvreté à Montréal (3) : Femmes d’espoir
Fini, les statistiques! Au-delà des chiffres sur la pauvreté à Montréal, il existe le quotidien difficile des personnes démunies. Celui des femmes monoparentales et assistées sociales est fait de sacrifices énormes. Portrait de mères courageuses.
Tommy Chouinard
Photo : Benoit Aquin
Originaire d’Haïti et âgée de quarante et un ans, Claudette se présente comme une femme forte, sans problèmes ni soucis: large sourire, dos droit et tenue vestimentaire soignée. Toutefois, son regard la trahit. Son visage camoufle mal sa situation chancelante, ses inquiétudes permanentes, sa fragilité de survivante. Son histoire peu banale le prouve.
Après avoir travaillé pendant douze ans dans une entreprise de confection de vêtements, pour un revenu à peine plus élevé que le salaire minimum, sa vie bascule en 1998. Claudette perd non seulement son emploi, mais aussi son mari, qui la quitte sans jamais lui redonner de nouvelles. Elle se retrouve alors prestataire de l’aide sociale avec… quatre enfants de quatre à quinze ans sur les bras! Son revenu? Six cent dollars par mois, plus de maigres allocations familiales. "Comment faites-vous pour vivre, madame?" lui a déjà lancé un agent d’aide à l’emploi abasourdi. Dépressive, elle a songé à s’enlever la vie, incapable de satisfaire les besoins de ses enfants. Sa santé demeure encore fragile.
Claudette fait partie d’un groupe de cinq femmes monoparentales et assistées sociales qui ont bien voulu nous raconter leur quotidien. Non sans peine, et non sans conditions – comme ne pas montrer leur visage ni utiliser leur vrai nom. Certaines ont un ex-mari violent; des enfants à qui elles veulent continuer à cacher leur situation de pauvreté; certaines n’ont pas le goût de se faire juger et pointer du doigt dans la rue, et d’autres ont peur des représailles. Comme sortir dans les bars ou se payer un souper au restaurant, dévoiler leur visage est un luxe qu’elles ne peuvent se permettre. Triste réalité.
Ces femmes demeurent toutes sur le Plateau-Mont-Royal, quartier en plein boum économique. Toutefois, elles n’en profitent pas. "Au lieu de courir les beaux magasins et les restos, je cours les groupes d’entraide destinés aux pauvres", souligne ironiquement Danièle, quarante et un ans, mère d’une fille de neuf mois.
Au milieu de cette course effrénée, ces cinq femmes ont toutes fait escale à l’organisme Halte La Ressource, où elles se sont rencontrées lors d’ une formation gratuite en informatique ou en couture. "Cet organisme est un atout pour notre réintégration sociale à laquelle nous travaillons toutes très fort", note Katia, vingt-sept ans, mère d’une fille de cinq ans, et décrocheuse scolaire qui n’a pas terminé ses études secondaires. Seules mais fonceuses, Katia et ses quatre amies tentent tant bien que mal de s’extirper de la misère.
Le strict nécessaire… et moins
Difficile de trouver des consommatrices plus averties que ces cinq femmes. Car épargner des miettes et gratter les fonds de tiroirs constituent leur tâche quotidienne. "Je peux faire mon épicerie dans cinq magasins différents et marcher des heures durant pour profiter de tous les spéciaux, affirme Danièle. J’amasse les sous noirs et récolte les bouteilles vides. Quand je manque d’argent, je me rends parfois dans des toilettes publiques voler des rouleaux de papier hygiénique pour me faire des serviettes sanitaires. C’est humiliant."
La situation est similaire pour Claire, femme d’origine congolaise arrivée au Québec il y a trois ans. "J’ai cinq enfants de deux à onze ans et j’ai un revenu de six cent treize dollars par mois, souligne-t-elle. Je dois faire une vraie gymnastique pour me débrouiller. Nous mangeons souvent les mêmes choses, comme des yogourts passés date et des pâtes. Je verse même de l’eau dans le lait pour que tous mes enfants puissent en profiter un peu."
Côté financier, la ceinture se retrouve donc serrée au maximum. Le budget se résume à peu de chose: payer les comptes et rembourser les dettes. "Une fois que j’ai payé mes factures d’électricité, de téléphone et mon logement, il ne me reste plus grand-chose, se désole Claire. En plus, je dois penser aux vêtements des enfants et à leur matériel scolaire. C’est tout un casse-tête!"
D’ailleurs, les cinq mères viennent toutes de recevoir par la poste un avertissement d’Hydro-Québec, qui menace de leur couper l’électricité en cas de défaut de paiement. "Ça m’est déjà arrivé un automne, raconte Claudette. Ce n’est pas drôle! Il a fallu que je fasse pression afin de retrouver l’électricité."
Devant leur dossier négatif, aucune institution ne leur fait confiance. En fait, les seules banques qui les acceptent encore sont les banques alimentaires. "Je donne quinze dollars par mois à un organisme en échange de quoi, chaque mercredi, j’attends le camion de Moisson Montréal pendant des heures pour recevoir de la bouffe, affirme Danièle. C’est une chance unique."
Groupes, banques, haltes, maisons: la tournée des organismes communautaires représente le seul voyage que ces mères peuvent vraiment se payer. Que ce soit pour les vêtements ou les accessoires pour bébés, ces lieux se transforment en bouées de sauvetage. "C’est une aide essentielle, assure Claudette. Sans eux, je ne pourrais plus vivre. Ils me donnent un appui moral important." En dehors de ces aides extérieures, la vie est synonyme de sacrifices. "Je ne m’offre jamais de petits luxes, comme un café au resto, note Julie, quarante-cinq ans, mère de deux enfants de neuf et dix-sept ans, qui a connu de nombreux problèmes de santé. La moindre folie pourrait jeter ma petite famille à la rue."
Jamais sans ma fille
Au-delà des problèmes financiers, la préoccupation première de ces femmes reste leurs enfants. "Même si je fais le maximum, il faut souvent que je réponde non à leurs demandes, affirme Claire. Parfois, ma petite fille ouvre le frigo et me dit: "Maman, on est pauvre." Ça me fait mal. En plus, mon garçon m’a déjà raconté que ses amis disaient qu’il ne portait que de vieilles choses. C’est triste pour moi de ne pouvoir leur offrir mieux."
Malgré les embûches, les mères interrogées ne regrettent pas d’avoir eu leurs enfants. Au contraire, elles avouent que la maternité représente une source d’estime essentielle. "C’est mon projet de vie au même titre que ceux qui ont de grosses carrières, explique Danièle. Je me suis d’ailleurs juré qu’il ne fallait pas que mon enfant subisse les conséquences de ma situation."
Cependant, cette promesse est rendue plus difficile à tenir en l’absence d’un père. "Avant, mon mari était violent, raconte Katia. Aujourd’hui, il ne veut plus m’aider. Même si je lui demandais une pension alimentaire, mon aide sociale diminuerait. Ça ne me donne rien d’essayer de lui parler." Pour oublier cette réalité, Katia essaie de se fabriquer une histoire faite de mensonges. "Je mens à ma fille sur son père et sur notre situation financière. Par exemple, quand elle mange, je lui dis que je ne l’accompagne pas parce que je n’ai pas faim… au lieu de lui dire que c’est parce que je n’ai pas d’argent."
Célibataires plus ou moins endurcies, ces femmes aimeraient bien trouver un conjoint, un père pour leurs enfants. Toutefois, les hommes ne se bousculent pas au portillon. "Quand je leur dis que je suis prestataire d’aide sociale, ils pensent que je veux devenir dépendante d’eux, raconte Katia. Mais c’est faux."
Les préjugés demeurent toutefois bien ancrés dans les mentalités. "Des personnes disent que nous vivons aux crochets de la société, affirme Julie. Mais l’argent que je gagne, je le remets entièrement dans le système. En plus, nous avons toutes déjà travaillé pendant des années." Les cinq femmes souhaitent d’ailleurs ardemment retourner au boulot, tout en ne sacrifiant pas l’attention qu’elles portent à leurs enfants.
Une solution s’impose donc d’emblée, selon ces mères. "Un revenu de citoyenneté, ou un revenu pour les mères au foyer, pourrait régler une partie du problème et faire respecter le travail des femmes à la maison", indique Danièle. En attendant une telle décision, Danièle et ses amies sont davantage préoccupées par l’instant présent que par l’avenir. "Il faut survivre au cours des prochains jours, affirme Claudette. J’essaie de ne pas être négative et de sourire à mes enfants pour ne pas les inquiéter. Mais c’est difficile."