Philippe Duhamel : L'après-Seattle
Société

Philippe Duhamel : L’après-Seattle

Militant très connu, PHILIPPE DUHAMEL, d’Opération SalAMI, lutte contre les effets néfastes de la mondialisation. Au cours des dernières années, Duhamel a organisé plusieurs actions de désobéissance civile. Mais lui et son groupe ont refusé de participer à la récente manif contre le G-20 dans les rues de Montréal. Il nous explique pourquoi…

Philippe Duhamel, peut-on dire que tu es un antimondialiste?

Absolument pas. Je suis pour la mondialisation de la justice, la mondialisation des accords internationaux et la mondialisation de la solidarité. Depuis que des scientifiques ont pris des photos de la Terre dans les années soixante, on a développé une conscience planétaire. On se rend compte qu’on a besoin d’un mouvement d’unité globale si l’on veut maintenir l’existence de la vie sur notre planète. Il n’y a que les journalistes de Business Week et de The Economist pour dire que nous sommes des militants antimondialisation. Ça fait leur affaire d’utiliser ce terme, mais c’est complètement faux…

Nous ne sommes pas contre la mondialisation; nous sommes contre la façon dont elle est pratiquée actuellement, sans paramètres, sans transparence, sans encadrement. Les citoyens n’ont plus un mot à dire sur la façon dont les affaires sont menées, tout est décidé à huis clos par des conseils d’administration. C’est complètement antidémocratique. Au cours des derniers vingt ans, les États ont été remplacés par les multinationales. Ce n’est plus une personne, un vote; mais un dollar, un vote! On va bientôt enchâsser les droits et privilèges des entreprises dans nos constitutions, sans que nous ayons un mot à dire! C’est normal, ça?

Je vais me faire l’avocat du diable…
Le symbole de la mondialisation, c’est le citoyen du Tiers-Monde qui bosse dans une usine de Nike ou de Levi’s pour un maigre salaire. Lorsqu’on compare le salaire de ces travailleurs au nôtre, la situation est effectivement révoltante. Mais on peut dire que c’est tout de même mieux que de vendre son corps à des touristes allemands! Comme l’affirme Thomas Friedman, le journaliste du New York Times qui couvre les affaires internationales, au moins ces gens-là travaillent. Avec le temps, ils vont faire comme les ouvriers occidentaux: ils vont se regrouper, défendre leurs droits, obtenir de meilleures conditions et de meilleurs salaires…

Tu as vu ce qui arrive aux ouvriers du Tiers-Monde qui veulent se regrouper et défendre leurs droits? Ils se font zigouiller!

Selon moi, il faut aller plus loin que ça, remonter plus loin en arrière. La vraie question, c’est: pourquoi en sont-ils arrivés là? Pourquoi des populations entières sont-elles si affamées, si misérables que leur plus grand rêve est de se retrouver derrière une chaîne de montage à fabriquer des petits jouets de plastique pour un salaire dérisoire?

Oui, travailler dans une usine seize heures par jour, c’est mieux que de faire des pipes à des touristes et de crever du sida! Mais n’y a-t-il pas une autre solution? On a dépossédé ces gens-là, on les a transformés en mendiants, et on ne leur a laissé d’autres choix que de passer leur vie dans des usines insalubres ou de vendre leurs corps. Il me semble qu’il devrait y avoir une troisième voie entre crever de faim et mourir empoisonné par des vapeurs toxiques, non?

Au lieu de militer contre la mondialisation avec un grand M, ne serait-il pas plus efficace de pointer du doigt les entreprises qui exploitent les travailleurs étrangers? C’est plus concret, ça touche leur portefeuille, leur image…
Effectivement, c’est plus concret et ça peut amener les entreprises à changer un certain nombre de pratiques. Mais souvent, ces changements ne sont que cosmétiques. C’est du maquillage, du P. R.

Ce genre d’intervention à la pièce est intéressante, mais elle a aussi ses limites. Premièrement, c’est très difficile de prendre les entreprises en défaut. Comme tu le sais, les multinationales ne dirigent pas elles-mêmes leurs propres sweatshops: elles font affaire avec des sous-traitants, qui font affaire avec d’autres sous-traitants… La compagnie A donne un contrat à la compagnie B qui engage la compagnie C, etc. Résultat: les patrons des multinationales finissent toujours par s’en laver les mains. Ils disent: "Nous ne connaissons pas les conditions de travail des ouvriers qui fabriquent nos produits. Ça ne relève pas de nous." C’est ce qu’on appelle le Plausible Denial.

Et puis, il ne faut pas se leurrer. Quel est le but ultime de toutes ces méga-entreprises? Faire le maximum de profit avec le minimum d’investissement. C’est dans la logique de la bête… C’est bien beau, forcer les entreprises à adopter des pratiques éthiques, mais peut-on vraiment faire des milliards de dollars de profit en demeurant éthique? J’en doute. D’où l’importance de faire des analyses systémiques, de prendre un certain recul et d’amorcer une réflexion globale.

On ne peut pas passer notre temps à essayer d’éteindre les feux comme une poule pas de tête! À un moment donné, il faut s’asseoir, regarder la situation dans son ensemble et se demander qui se promène avec des allumettes.

Tu affirmes que les grosses entreprises ont tout intérêt à maintenir le Tiers-Monde dans la pauvreté. On peut dire le contraire… Si les Africains et les Chinois faisaient de l’argent et se mettaient à consommer, ça ferait l’affaire de GM et de Coca-Cola. Ils vendraient plus d’autos et de boissons gazeuses! Ils se retrouveraient avec un marché potentiel de deux milliards de nouveaux consommateurs…
Tu oublies une chose dans ton équation: les transformations de l’économie mondiale. Le secteur productif des biens et des services ne représente plus que 5 % de l’économie mondiale. GM arrêterait de fabriquer des autos demain matin et elle continuerait d’être l’une des dix plus importantes entreprises au monde. Grâce à quoi ? À son secteur financier. Idem pour Bombardier: sa plus grosse composante, c’est Bombardier Capital, pas son usine de fabrication d’avions!

Ces grosses compagnies ne font pas leur argent en vendant des produits, mais en transigeant des actions. Leur richesse est virtuelle. Ce ne sont pas les produits qu’ils fabriquent qui sont importants, mais les prédictions de Joe Bine qui est analyste financier chez Moody’s.

À moyen terme, on n’aura besoin que d’un cinquième de la population pour produire tous les biens dont on a besoin. Les autres habitants de la planète ne serviront plus à rien… Comme disait un conseiller de Jimmy Carter, il faudra leur donner du Tittytainment, un mélange abrutissant de TVA et de junk food.

Certains disent que la mondialisation crée de l’emploi…
Il faut savoir quel genre d’emploi et pour qui! C’est comme le gag. Un gars dit à son chum: "La mondialisation crée beaucoup d’emplois." Son chum répond: "Je le sais, j’en ai trois…"

Certains militants n’hésitent pas à te critiquer. Ils te trouvent trop doux, trop pacifiste, pas assez impatient. Ta non-violence les rase…

Écoute, je suis aussi impatient qu’eux. Je me considère comme un radical, mais dans le sens étymologique du mot: radix, qui veut dire "racine". Je m’attaque aux racines du mal, pas à ses symptômes.

Je sympathise énormément avec la colère que certaines personnes peuvent ressentir mais, en même temps, si tu ne carbures qu’à la colère et à la haine du système, tu ne te feras pas beaucoup d’alliés. Moi, je ne me bats pas pour le fun, pour l’argent ou pour la gloire: je me bats pour gagner. Et si tu veux gagner, tu dois bâtir un mouvement massif très diversifié, qui représente toutes les couches de la société…

C’est comme pendant la guerre du ViêtNam, en fait. Le gouvernement américain a commencé à bouger quand la classe moyenne est descendue dans la rue, quand les manifs n’étaient plus qu’une affaire de jeunes…
Exactement. Je regrette, mais péter une vitrine rue Sainte-Catherine, pour moi, c’est un acte de défoulement superficiel et individualiste. Je comprends la frustration de certains militants, mais il faut voir plus loin que cette pulsion immédiate. Ce genre d’incident peut amener toutes sortes d’actes non contrôlés. On va où, après? On lance des boules de billard à la face des policiers, des cocktails Molotov qui peuvent retomber sur des manifestants, on pose des bombes? On se pointe aux manifs avec des revolvers, comme dans les années soixante?

Je ne suis pas moralisateur, je me fous que la vitrine de Nike soit brisée, ça ne me fera pas pleurer; c’est une simple question de stratégie. Ce genre d’actes ne fait pas avancer le mouvement, au contraire. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que la police utilise souvent des agents provocateurs lors de manifs: ils savent qu’il n’y a rien de mieux que la casse pour discréditer un mouvement comme le nôtre…

Regarde ce qui s’est passé à Prague: ça a tellement bardé que, selon un sondage, la majorité de la population appuierait une interdiction totale des manifs. Ça nous mène où, ça?

Donc, en plus de te battre contre les multinationales, tu te bats aussi contre ceux qui préconisent l’usage de la violence…
Oui, et c’est très épuisant. C’est de l’énergie perdue.

À un moment donné, tu dois choisir: ou tu essaies de créer l’unité de l’extrême gauche, ce qui est pratiquement impossible de toute façon; ou tu tentes de mettre sur pied un mouvement plus vaste, un mouvement wysiwyg (What You See Is What You Get), clair, transparent et sans agenda caché.

Il faut penser à long terme, afin de maximiser la portée de nos actions. C’est pour cette raison que nous n’avons pas participé aux récentes manifestations contre le G-20. À Seattle, il y avait péril en la demeure: on annonçait la signature imminente d’une entente, il fallait agir rapidement. Mais la semaine dernière, à Montréal, on ne signait aucune entente! Idem pour la réunion de Québec 2001.

Le risque, à force de multiplier les manifs, c’est de t’enfermer dans une logique exclusivement défensive, à la remorque de rencontres et d’événements dont tu n’as choisi ni le lieu ni le moment. Ça devient une sorte de rituel qui tourne à vide. "Il y a une rencontre du G-20? Vite, on sort les pancartes et on fait un sit-in!"

Je préfère privilégier une approche pro-active.

Prends Québec 2001. Trois semaines avant l’événement, le 20 mars 2001, nous demanderons au ministre Pettigrew de rendre publique l’ébauche du prochain accord de libre-échange des Amériques. Nous lui donnerons trois semaines pour le faire. S’il n’obtempère pas, nous nous pointerons à Ottawa le 1er avril à midi, et nous bloquerons le ministère des Affaires étrangères. C’est, je crois, beaucoup plus constructif. Si le ministre Pettigrew rend l’accord public, nous pourrons l’analyser afin de savoir ce qu’il y a dedans; sinon, la population saura que le gouvernement a des choses à cacher. D’un bord comme de l’autre, nous en sortirons gagnants. "Pile, tu perds; face, je gagne…"

Aucune action de désobéissance civile comme à Seattle, donc…
Pas pendant Québec 2001. De toute façon, le périmètre de sécurité sera tellement grand que ça nécessiterait deux mille personnes pour bloquer l’accès aux gens! Nous allons plutôt distribuer de l’information et organiser un Teach-In, afin de renseigner la population sur ce genre d’accords…

Cela dit, Opération SalAMI n’effectuera pas un changement à 180 degrés. Nous continuerons d’organiser des actions de désobéissance civile, mais en temps et lieu.

Il faut savoir où, quand et comment frapper. Les mouvements comme le nôtre ont besoin de deux jambes. La première sert à éduquer la population. Et la seconde sert à botter le cul une fois de temps en temps.

Pour joindre Opération SalAMI: 524-8088.