Le jour du Souvenir : Soldat méconnu
Société

Le jour du Souvenir : Soldat méconnu

CAMILLE LEBEL a 86 ans. Il y a un demi-siècle, il a participé au raid raté de Dieppe et au Débarquement du jour J. Ce Montréalais a bravé la mort pour sauver des gens qu’il ne connaissait pas, dans un pays où il n’avait jamais mis les pieds. Le 11 novembre, nous lui dirons merci.

"J’ai vu

Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg, et ce film m’a complètement conquis. Il montre bien ce qui s’est passé à l’époque, cette incarnation formidable de l’idée d’universalisme, ce miracle qui a fait que des gens ont donné leur vie pour le monde.

Des Américains, des Canadiens et des Anglais sont morts à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux pour défendre nos droits. C’est déjà difficile de mourir pour sa patrie – alors, imaginez mourir pour la patrie des autres! C’est un exploit peu commun qui, à mon avis, ne se répétera plus jamais. Aujourd’hui, on ne mourrait plus pour rien. Tocqueville avait vu juste: notre grande passion, maintenant, c’est le bien-être. La vie est notre valeur suprême, notre souverain bien. L’idée fondatrice de toutes les républiques – le sacrifice suprême – est de plus en plus étrangère à nos sociétés."
– Alain Finkielkraut (
Voir, 22 avril 1999)

Béret militaire enfoncé sur la tête, Camille Lebel exhibe fièrement ses cinq médailles de bravoure. Cet ancien combattant de 86 ans passe la majeure partie de ses journées au local Frontenac 229 de la Légion Royale Canadienne, rue Ontario. Autrefois, plusieurs anciens combattants s’y réunissaient. "Mais avec le temps, beaucoup sont morts, souligne-t-il. Je viens souvent ici parce que la guerre m’a marqué et fait partie de moi."

Les Canadiens ont payé un fort tribut aux guerres qui ont marqué le vingtième siècle. Quelque cent mille soldats ont perdu la vie au combat lors des deux Guerres mondiales et de la guerre de Corée. Lebel, lui, a eu de la chance: il a survécu à deux débarquements. La carrure imposante et le regard profond, il raconte ses souvenirs en fumant cigarette sur cigarette.

D-Day
Camille Lebel est né à l’aube de la Première Guerre mondiale, en 1914, au Nouveau-Brunswick, et il a déménagé à Montréal avec ses parents en 1927. Ce benjamin d’une famille de cinq enfants n’était pas prédestiné à faire carrière dans l’armée: il visait plutôt un emploi stable chez Molson.

L’Histoire en a voulu autrement. Lorsque la guerre éclate en 1939, Camille Lebel désire répondre à son appel par les armes. Inquiète, sa mère refroidit aussitôt ses ardeurs. "Elle m’a fait promettre de ne jamais m’enrôler avant sa mort." Chose promise, chose due. Mais le 19 septembre 1941, sa mère décède. Sitôt l’enterrement terminé, Lebel cogne à la porte du colonel Tommy Molson. "Je lui ai dit que je voulais m’enrôler, raconte-t-il. J’étais déterminé. C’était comme si j’avais voulu sauver le monde." Aussitôt, il suit des cours de commandos et d’entraînement dans l’Est du Canada.

En juillet 1942, Camille Lebel reçoit LA lettre qu’il attend depuis longtemps. "J’ai su que je partais pour l’Angleterre. J’étais pas mal énervé de partir aussi vite vers l’inconnu." Au quai d’Halifax, il embarque à bord du Queen Mary en compagnie de plusieurs milliers d’autres hommes. Les yeux tournés vers l’autre côté de l’Atlantique, Lebel abandonne son pays et sa famille, sans savoir s’il les reverra un jour. Il prie.

Une fois en Europe, en août 1942, Camille Lebel participe au raid de Dieppe, un bastion allemand situé sur les côtes françaises. "C’était une opération dangereuse et ratée, se rappelle-t-il. En arrivant sur la plage, nous nous sommes fait bombarder. Nous avons dû battre en retraite en Angleterre. Seulement 2200 des 5000 Canadiens présents ont survécu." Ensuite, les combats se suivent, sans résultat plus encourageant.

Toutefois, des rumeurs courent de plus en plus. Les officiers commencent à parler d’un certain D-Day, le fameux débarquement de Normandie. De simple rumeur, cette nouvelle s’est vite transformée en réalité: Lebel est alors affecté au Régiment La Chaudière, formé de Canadiens, pour renforcer les rangs alliés.

Le 5 juin 1944, des milliers de navires quittent les ports anglais avec environ 200 000 combattants à leur bord. La mer est démontée; le plafond, bas. Dans l’un des bateaux, Lebel est entassé parmi les soldats gonflés à bloc, mais nerveux. Certains vomissent à cause du mal de mer; d’autres, en raison d’une peur incontrôlable. "Je n’avais pas peur, se souvient Lebel. J’étais plutôt silencieux et concentré sur cette importante mission."

À l’aube du 6 juin 1944, Lebel débarque avec d’autres Canadiens à Juno Beach. À travers le bruit des attaques de bombardiers et de cuirassés, Lebel fonce et tire. "C’était infernal. Les combats étaient longs et difficiles." Durant cette opération, son meilleur ami d’enfance tombe sous les balles, tout juste à ses côtés. "C’était effrayant de perdre un ami, indique-t-il. C’est là que j’ai pris conscience du danger." Malgré tout, un mois plus tard, Lebel participe activement à la prise de la ville de Caen, moment fort de la Seconde Guerre pour les soldats canadiens.

Mais les joies de la victoire sont de courte durée. Le jour, Lebel doit tirer à la mitraillette, creuser des tranchées au pic et à la pelle sous la pluie battante. La nuit, il doit dormir parmi les corps morts et ne peut que fermer un oeil, l’autre devant rester ouvert. Au cas où… "Le plus dur, c’était d’être continuellement sur le qui-vive, de sentir que tu risques ta vie à chaque mouvement. En plus, je voyais des ruines et des civils malheureux qui demandaient de l’aide. C’était difficile de voir la misère humaine."

Après des victoires consécutives en France, le peloton de Lebel est dépêché en Belgique, puis en Hollande pour la libération de 1945. Au début de 1946, Camille Lebel retourne au Canada, juste après avoir reçu un télégramme annonçant la mort de son père. Un accueil chaleureux l’attend à la gare Bonaventure.

Sourd d’une oreille à cause du bruit incessant des canons, et un éclat d’obus logé entre ses côtes, il rentre chez lui, content mais épuisé.

Le nerf de la guerre
Tout au long de son récit, Camille Lebel ne cesse de faire référence au film Saving Private Ryan, de Steven Spielberg. "C’était vraiment ça, la guerre! Le film est réaliste, comme un documentaire. Je pleure toujours beaucoup en le regardant."

Le 11 novembre, les vétérans de la Deuxième Guerre inviteront la population à se souvenir de cet horrible événement. Camille Lebel espère que les gens seront nombreux à participer aux célébrations. "Le Jour du Souvenir est surtout un salut à l’adresse de nos amis qui sont morts, affirme-t-il. Il ne faut jamais oublier l’horreur de la guerre. Tuer des hommes et voir des amis mourir, c’est très difficile. Heureusement, je ne crois pas qu’un tel événement puisse se répéter. J’imagine mal que des Canadiens reçoivent un jour une assignation pour aller à la guerre! En plus, l’implication internationale était tellement impressionnante!"

Alors qu’aujourd’hui, la communauté internationale ferme les yeux et se bouche les oreilles lorsque des gens comme le général Roméo Dallaire sonnent l’alarme et crient au génocide…