Usine Magnola : Haute surveillance
Société

Usine Magnola : Haute surveillance

Malgré un rapport accablant du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), Magnola, la plus grosse usine de production de magnésium au monde, commence ses opérations en Estrie cet automne. Mais les citoyens en colère n’ont pas dit leur dernier mot…

Vous vous souvenez du scandale de la ligne Hertel Des Cantons? Dans l’un des épisodes les moins reluisants de l’histoire récente du Québec, le gouvernement avait soulevé l’ire des habitants du Val-Saint-François en adoptant, en catimini durant la crise du verglas, les décrets permettant à Hydro-Québec d’amorcer la construction de sa fameuse ligne à haute tension sans que le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) n’ait eu le temps d’examiner le projet. Guy Chevrette, le très peu subtil ministre des Ressources naturelles de l’époque, avait alors qualifié les citoyens du Val-Saint-François qui s’opposaient au projet de "gosseux de poils de grenouilles"…

Les grenouilles à poil n’ont qu’à bien se tenir, car l’histoire se répète à nouveau, alors que la plus importante usine de production de magnésium de la planète entre en opération cet automne à Danville, en Estrie.

L’usine Magnola, propriété conjointe de Noranda et de la Société générale de financement (donc, de vous et moi), vient d’ouvrir dans la municipalité voisine d’Asbestos. Magnola, une usine ultramoderne de 800 millions de dollars, utilise la serpentine (un résidu de l’amiante) pour en extraire le magnésium, un métal utilisé notamment par l’industrie de l’automobile, de l’aviation et de l’aérospatiale. Plus de 300 emplois seront ainsi créés à l’usine, qui produira, à elle seule, pas moins de 16 % du magnésium du monde entier, et qui prévoit doubler ses capacités de production d’ici quelques années! Le tout, dans une région dont l’économie est en chute libre depuis que l’amiante n’a plus la cote…

Un produit hautement toxique
Mais le conte de fées s’arrête ici. En 1998, le BAPE, un organisme public consultatif indépendant ayant pour mandat d’évaluer les impacts environnementaux, a rendu un rapport accablant au sujet du projet Magnola. À base de chlore et de carbone, le procédé de transformation de la serpentine produira une importante quantité d’organochlorés, des polluants de la même famille que les BPC et qui comptent parmi les plus nocifs du monde. "Des doses "sécuritaires" d’organochlorés, ça n’existe pas: ce produit est tellement toxique que même des doses infimes peuvent contaminer toute la région", explique Carole McKenty, porte-parole de la coalition Collectif de lutte contre les organochlorés (CLO).

Mais tout juste un mois après le dépôt du rapport du BAPE, en mars 1998, le gouvernement votait un décret dans lequel il donnait son aval au projet après avoir obtenu l’assurance que Magnola allait faire des efforts pour se conformer aux lois en vigueur. Une décision qui a soulevé bien des critiques, surtout que Magnola n’était dès lors plus obligée, comme le demandait le BAPE, d’éliminer totalement la production d’organochlorés. "Au Québec, le BAPE, c’est un outil extraordinaire, un fleuron de notre démocratie. Mais ça sert à quoi d’avoir cet outil si le gouvernement ne cesse de le rendre inefficace en imposant des décrets?" demande Carole McKenty.

Pourtant, l’usine se targue de respecter toutes les lois en vigueur, et de ne laisser s’échapper dans l’environnement qu’une infime partie des organochlorés qu’elle produit! Alors, qui dit vrai? "Les recherches sur les organochlorés avancent plus rapidement que les lois, explique Carole McKenty. Ce qu’on sait aujourd’hui, c’est que tous les seuils de sécurité qui avaient été décrétés au sujet des organochlorés ont volé en éclats: même une quantité infime disséminée dans l’environnement peut avoir des effets catastrophiques sur le système reproducteur des animaux et des humains. De plus, les organochlorés ont la capacité de se loger dans les graisses et de s’accumuler au fil des générations. Et Magnola n’arrête pas de nous donner les chiffres sur les émanations qui vont sortir par ses cheminées, alors que nous savons très bien que les contaminants vont s’échapper par d’autres issues, notamment à partir des évents."

"Notre objectif est une émission zéro d’organochlorés. Si nous n’appliquons pas la politique de tolérance zéro dès maintenant, il y aura toujours des usines qui vont demander elles aussi de polluer "juste un petit peu", explique Carole McKenty. C’est un mouvement irréversible. C’est pourquoi nous sommes allées manifester devant l’usine pour demander au directeur de nous remettre son permis d’exploitation, que nous jugeons illégitime."

Il y a deux semaines, une soixantaine de manifestants ont répondu à l’appel du groupe SalAMI et du Collectif de lutte aux organochlorés (CLO), et ont bloqué l’accès à Magnola dans le but de solliciter un rendez-vous avec le directeur de l’usine, Michel Bédard. Devant l’intransigeance des gardiens, des manifestants ont alors entrepris un acte de désobéissance civile en escaladant la clôture qui entoure l’usine. Les gardiens de sécurité et les agents de la police municipale prenaient une photo d’eux… avant de les reconduire à la porte! "Un manifestant a même répété le manège trois fois sans être mis en état d’arrestation, explique Philippe Duhamel, porte-parole d’Opération SalAMI. Je crois que le mot d’ordre du côté de Magnola était de ne pas procéder à des arrestations pour éviter que l’histoire ne fasse du bruit…"

Un incendie dans l’usine
Les écologistes accusent également Magnola de vouloir aller trop vite, et d’utiliser un procédé nouveau, encore incertain. Les expérimentations, disent-ils, ont été faites sur un prototype 250 fois plus petit que l’usine réelle. Or, plus la différence entre le prototype et le système final est grande, plus les risques que les choses ne se passent pas comme prévu sont élevés.

Il faut dire que la période de rodage de l’usine n’a pas aidé à apaiser les inquiétudes: le 8 août dernier, une fuite de 25 mètres cubes d’acide chlorhydrique a été décelée, et quatre jours plus tard, un incendie s’est déclaré dans une des cellules de l’usine. Les pompiers des municipalités environnantes ont dû intervenir… "Ces incidents font partie des étapes de démarrage", avait alors indiqué à La Presse Alain Bergeron, chef du service de l’environnement chez Magnola. L’incident a tout de même eu pour conséquence de reporter le début des opérations courantes de l’usine…

Pourquoi aller de l’avant avec un projet aussi risqué, alors? Because l’argent. Le rapport du BAPE avait statué que "la justification première du projet s’appuie sur des variables strictement liées à des critères économiques tels le plus bas coût de production et un haut taux de rendement sur l’investissement"…

Pourtant, des technologies alternatives existent déjà. Il est notamment possible de faire du magnésium en utilisant de la dolomite comme matière première, une méthode déjà utilisée ailleurs dans le monde et qui ne produit pas d’organochlorés. Cent vingt-six pays (dont le Canada) s’apprêtent d’ailleurs à signer un traité international par lequel ils s’engagent à ne plus utiliser de technologies à base de chlore et à ne plus produire d’organochlorés d’ici 2001…

"C’est une usine neuve, et déjà, en partant, elle va à l’encontre de ce que prône le gouvernement! lance Michel Chartrand, qui est allé prononcer une allocution à Asbestos il y a deux semaines. Monsieur Bouchard dit aux camionneurs de respecter la démocratie, alors que lui, il ne respecte même pas ses lois! Noranda, propriétaire de Magnola, est une compagnie richissime, je ne vois pas pourquoi elle ne serait pas obligée d’utiliser des technologies 100 % non polluantes!"

La semaine dernière, après avoir fait irruption dans un souper d’affaires où se réunissaient des membres du gouvernement et les dirigeants de Magnola, Carole McKenty et son groupe ont réussi à obtenir un rendez-vous avec le président Michael Aveddesian. Ce dernier s’est alors dit prêt à ce que son usine finance un organisme indépendant chargé de surveiller les émissions d’organochlorés de son usine. L’histoire est à suivre; mais déjà, la preuve est faite que des citoyens engagés sont plus aptes à défendre les intérêts des Québécois que… le gouvernement.