Élections fédérales : Vote par omission
Société

Élections fédérales : Vote par omission

La présente campagne électorale vous laisse de glace? Vous avez l’impression de ne pas avoir de véritable choix ou vous n’en avez tout simplement rien à cirer? Peut-être joindrez-vous les rangs d’un groupe en expansion: les abstentionnistes. Une tendance qui commence à inquiéter certains observateurs…

Les Québécois ont toujours été réputés pour leur engouement à faire des X sur les bulletins de vote. Pourtant, depuis les élections fédérales de 1993, le club des abstentionnistes gagne en popularité: environ 30 % des inscrits.

"Il y a un pourcentage de la population pour qui la politique n’a aucun sens… C’est intérêt zéro", expose d’entrée de jeu le professeur associé à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP), André Larocque. Spécialisé en systèmes électoraux, processus démocratique et comportement électoral, monsieur Larocque remarque que les plus démunis sont fort représentés au sein de cette "confrérie", même s’ils ont tout avantage à se faire entendre. "Les riches défendent leur argent… Les plus pauvres ne voient pas l’intérêt. Les gouvernements changent, mais la situation ne change pas."

Mais ils ne sont pas seuls. Bon nombre de nationalistes omettent de participer aux élections fédérales. "Ils se sont déjà retirés du Canada!" Ce n’est pas pour rien que le taux de participation gagne près de 10 % au scrutin provincial.

La victoire aux non-votants
Mais qu’est-ce que ça donne de ne pas voter? "S’abstenir, c’est laisser les choses en place", pense André Larocque. Annuler son vote, est-ce mieux? "Le pouvoir établi a toujours intérêt à un vote annulé. Cela le maintient… Annuler, c’est juste faire le jeu des personnes qui sont en place. L’annulation, il faut que ce soit massif pour que ce soit conséquent."

Pour l’instant, les "annuleux" ne sont guère plus de 1 %, 2 %, voire 3 % au maximum. Pas assez significatif. Au moins, si nous faisions comme nos cousins français, l’impact serait certain. En effet, la loi oblige les scrutateurs de l’Hexagone à répertorier tous les messages inscrits sur les bulletins. Ensuite, ils sont rendus publics. Une bonne façon de se faire entendre. Bien entendu, tous ces petits mots n’ont pas la même valeur. Ça va de: "Le système, c’est de la merde" aux suggestions constructives.

Alors, quelle option reste-t-il aux mécontents, selon monsieur Larocque? Les partis humoristiques, tel le défunt Rhinocéros. "Ça, c’est carrément de la protestation… Le but, c’est de se moquer du système."

Membre du Groupe de recherche sur l’opinion publique (GROP), Pierre-Alain Cotnoir trouve qu’annuler son vote est un geste politique. "Cela demande un haut niveau de sophistication politique, soutient-il. Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’y en ait pas plus." Quant aux abstentionnistes, "ce sont des gens qui considèrent qu’ils ont quelque chose de plus important à faire ce jour-là [date du scrutin]."

Le chercheur fait néanmoins valoir que les "non-votants", bien que totalement détachés de l’exercice démocratique, détiennent peut-être entre leurs mains l’issue de la présente campagne, principalement au Québec. "L’abstention a aussi des causes conjoncturelles. J’ai l’impression que cette élection-ci ennuie bien du monde. Ça pourrait causer des surprises. Ça risque de défavoriser le Bloc."

Voilà pourquoi le Bloc québécois attaque Jean Chrétien dans ses publicités: pour faire "sortir le vote". Mais même s’ils y parviennent, monsieur Cotnoir prédit la réélection facile des libéraux, avec 45 % des votes au niveau national. "Si Jean Chrétien ne fait pas trop de conneries, note-t-il. C’est la preuve que dans ce pays, même les déficients mentaux peuvent devenir premier ministre…"

Où sont les jeunes?
Parmi les abstentionnistes qui pourraient coûter cher au clan Duceppe, les jeunes seraient en surnombre. Vice-président au sein de la firme Léger marketing, Christian Bourque les pointe d’emblée du doigt. Les sondages laisseraient entrevoir que dans une très grande proportion, les jeunes sont désabusés, désintéressés, qu’ils ne lisent pas sur la politique et qu’ils ne suivent pas les campagnes électorales. "On parle des18-24 ans, mais ça va aussi jusqu’à 30 ans… Ça devient un peu inquiétant. Une démocratie est aussi en santé que son électorat."

Selon lui, il faut à tout prix trouver une façon de raccrocher les jeunes. Peut-être en leur présentant plus de candidats d’un âge moins avancé. Sinon, ils perdront leur poids sur l’échiquier politique et les élus se sentiront de moins en moins imputables.

Encore une fois, les baby-boomers sont sur la sellette. Ils auraient pris toute la place, mettant au rancart leurs cadets. À 33 ans, monsieur Bourque est lui-même encore considéré comme un jeune de la génération X!

Le constat est pire pour les vagues suivantes, les Y-Z… Eux ne se demanderaient même pas si leurs intérêts sont bien défendus. Leurs soucis sont ailleurs. "Hormis l’école, à cet âge, on n’est pas souvent confronté à ce que l’État fait."

Mieux qu’aux States
Heureusement, quand on se compare, on se console. Professeur à l’Université du Québec à Montréal en science politique, Claude Corbo ne croit pas encore qu’il y ait péril en la demeure. Spécialiste du système électoral américain, il ne peut que louer les taux de participation aux élections canadiennes et québécoises. Certes, "on assiste à une espèce de baisse tendancielle". Mais, cela n’a rien à voir avec ce que vivent nos voisins du sud. Tout au plus, le prochain président américain aura reçu la faveur du quart des électeurs. "Ça fait contraste avec la situation québécoise ou canadienne où ça avoisine les 80 %."

Politicologue à l’Université Laval, Jean Crête ne panique pas trop non plus. "\Ce n’est pas nouveau. Il y a des périodes où les gens ont moins voté dans le passé. Il y a une baisse, car les enjeux sont moins intéressants. Parce que si c’est intéressant, les gens votent. En ce moment, il y a moins d’enjeux qui cristallisent l’opinion… Mais lorsqu’il y en aura un réel, on peut penser que les gens vont se remobiliser."

Doit-on néanmoins s’inquiéter de la tendance? "C’est une question morale. Effectivement, c’est plus sain si les gens participent. Mais, d’un autre côté, c’est plus facile pour les élus si les gens ne participent pas." Donc, rien ne pousserait les libéraux à lancer de grands débats. D’où le défi pour les autres partis de fouetter les troupes.

Comment pourront-ils y arriver et rêver de battre le Parti libéral fédéral ou, du moins, qu’il soit minoritaire en chambre? Avec des enjeux "faciles". Nous, électeurs, sommes peut-être un peu paresseux. Ainsi, un débat sur la capitalisation des caisses de retraite ne risque pas d’exciter grand monde. Mais, des phrases telles "Les souverainistes veulent briser le Canada" ou "Les libéraux veulent étouffer le Québec", ça, c’est vendeur. "On n’intéresse pas les gens qui s’intéressent peu à la politique avec des débats sophistiqués…", de conclure Jean Crête.