

Les paradis fiscaux : Sans foi ni loi
Pendant que les gouvernements font la chasse au travail au noir, plus de 7 000 milliards de dollars sont engloutis dans les paradis fiscaux de la planète, échappant ainsi à tout contrôle. Et c’est nous qui payons la note…
Nicolas Bérubé
Est-il normal que la moitié des succursales étrangères des banques canadiennes soient situées dans les Antilles? Les entreprises canadiennes devraient-elles avoir le droit de brasser des affaires dans les paradis fiscaux? En pleine campagne électorale, au moment où les débats devraient enflammer les passions des candidats électoraux d’un océan à l’autre, ces questions ne sont pas à l’ordre du jour. On préfère s’entretenir d’autre chose, de choses "qui touchent le monde"…
"Tous les partis politiques au pays nous parlent de solutions très populaires auprès de l’électorat, comme les lois antigang, explique Pierre Henrichon, cofondateur d’Attaq-Québec, une organisation qui milite pour le démantèlement des paradis fiscaux, et pour une taxation des flux financiers à l’échelle mondiale. C’est de la démagogie: ils n’iront pas dénoncer les pratiques des banques canadiennes, qui font des profits records et qui utilisent ouvertement les avantages des paradis fiscaux… D’une part, les politiciens disent vouloir faire la lutte au crime organisé, mais aussitôt qu’il s’agit d’enfreindre un tant soit peu la mobilité du capital, ils baissent les bras…"
Pourtant, la question des paradis fiscaux n’a jamais été autant d’actualité. Avec le boum économique que nous connaissons, les paradis fiscaux – ces pays qui ne perçoivent pas d’impôts, et dont la législation permet à n’importe qui d’ouvrir un compte ou une entreprise dans l’anonymat le plus complet – ont le vent dans les voiles. On estime que les paradis fiscaux de la planète contiennent aujourd’hui plus de 7 000 milliards de dollars, un montant qui augmente de 12 % par année! Entre 1988 et 1997, le nombre de fonds d’investissements situés dans les paradis fiscaux a été multiplié par six. Et les compagnies, qui font des profits records, paient de moins en moins d’impôts: en 1998, malgré une économie florissante, les impôts payés par les entreprises américaines ont diminués de 2 % par rapport à l’année précédente… On fait moins avec plus!
Sous le soleil des tropiques
En soi, envoyer de l’argent dans un paradis fiscal est parfaitement légal: ce qui est illégal, c’est de ne pas le déclarer quand on remplit son rapport d’impôt. "Et il ne faut pas se mettre la tête dans le sable: comment voulez-vous que le gouvernement sache qu’une personne a des placements dans un paradis fiscal, alors que le propre des paradis fiscaux, c’est d’assurer le secret bancaire? explique Michel Girard, chroniqueur économique à La Presse. C’est ce qui explique que plusieurs personnes aient soudainement un trou de mémoire lorsqu’elles remplissent leurs rapports d’impôts…"
"Quand les Canadiens fortunés font de l’argent avec leurs actifs situés dans les paradis fiscaux et ne paient pas un sou d’impôt là-dessus, ce sont tous les Canadiens qui paient à leur place, explique Girard. Le gouvernement se fixe des objectifs, et s’arrange pour aller chercher les sommes nécessaires dans les poches des travailleurs…"
Cacher son fric n’a jamais été aussi facile : il suffit de sauter dans Internet et de trouver une entreprise de placement située dans les Antilles. Là, tout est mis en oeuvre pour assurer le secret bancaire: personne ne peut avoir accès aux registres des banques et des entreprises. Les investisseurs n’ont qu’à mettre sur pied une International Business Company (IBC), une compagnie-écran destinée à masquer les mouvements de capitaux. Ensuite, la voie est libre… Des compagnies offrent même à leurs clients la possibilité d’avoir des cartes de guichet automatique, ce qui leur permet de faire leurs achats n’importe où dans le monde à partir d’un compte en banque situé dans un paradis fiscal!
Ainsi, les îles Caïman, un petit territoire de 35 kilomètres par 20, perdu au milieu de la mer des Caraïbes, et qui compte moins d’habitants que le Plateau-Mont-Royal constitue la cinquième place financière du monde, après New York, Londres, Tokyo et Hong Kong! On y dénombre pas moins de 585 banques, 2 200 fonds spéculatifs, et 40 000 compagnie- écrans. Au total, plus de 800 milliards de dollars y sont gérés, soit environ 23 millions par tête de pipe…
Et la liste est longue: aux Bahamas, on compte 350 banques et 110 000 IBC pour 280 000 personnes. Aux Barbades, 40 banques, 360 succursales de compagnies d’assurances, et 3 800 IBC. Aux Bermudes, 60 000 habitants et 10 000 société-écrans. Les îles Cook: 1 200 IBC, sur lesquelles le gouvernement ne possède aucune information… L’Europe possède aussi son propre paradis fiscal: le Liechtenstein, un pays minuscule de 160 kilomètres carrés dont 40 % de l’économie repose sur le secteur bancaire. Les établissements financiers du Liechtenstein, accusés d’être parmi les plus grands blanchisseurs d’argent d’Europe, gèrent 70 milliards de dollars, pour une population d’à peine 30 000 personnes…
Concurrence oblige, les paradis fiscaux doivent aujourd’hui rivaliser d’ingéniosité pour attirer les investisseurs. Le mois dernier, la petite île d’Anguilla, située dans les Caraïbes, a lancé un nouveau système informatisé qui permet à n’importe qui de créer une société offshore (non soumise à l’impôt sur le revenu, et dont les noms des propriétaires sont confidentiels) en moins de dix minutes! Les investisseurs asiatiques, qui bénéficient du décalage horaire, voient même leur société offshore créée instantanément… la veille! Et le tout, à partir d’un simple ordinateur portable relié à Internet…
Faire le ménage
Mais depuis quelques années, les pays riches ont entrepris de faire la vie dure aux paradis fiscaux. En 1998, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) s’est donné cinq ans pour assainir les finances des paradis fiscaux. La première étape consistait à dresser la liste des 35 pays accusés d’avoir un système de taxation laxiste, liste qui a été rendu publique cet été.
Ces décisions sonnent-elles le glas des paradis fiscaux? Brian Stammer, rédacteur en chef de Offshore Finance Canada, un magazine basé à Montréal qui se spécialise dans les investissements offshore, demeure septique. Selon lui, les pressions internationales vont frapper davantage les blanchisseurs d’argent – ceux qui utilisent les paradis fiscaux pour camoufler leurs fortunes faites à partir d’actes illégaux – que les gens qui profitent des régimes fiscaux avantageux. "Ça fait deux ans que les pays membres de l’OCDE exercent des pressions sur les paradis fiscaux pour qu’ils acceptent de divulguer l’identité de certains détenteurs de comptes soupçonnés de frauder l’impôt. Malgré ces pressions, la popularité des paradis fiscaux a continué d’augmenter de façon vertigineuse."
Les solution mitoyennes existent, dit-il: la Suisse en est un exemple. "En Suisse, les banques sont obligées de coopérer avec les autorités lorsque ces dernières enquêtent sur des cas d’évasion fiscale. C’est un terrain d’entente, situé à mi-chemin entre une situation de transparence complète, et un secret bancaire inviolable."
Pour répondre à la demande grandissante en information spécialisée, Offshore Finance Canada a lancé l’an dernier une version américaine de son magazine, Offshore Finance USA. Les lecteurs? "Des professionnels qui font de la planification financière, des avocats, des conseillers financiers: nous les informons sur les plus récents développements et les changements qui s’opèrent danss les paradis fiscaux." Le magazine soutient qu’il n’encourage pas l’évasion fiscale, mais on se doute que ses abonnés ne sont pas tous irréprochables: moyennant un supplément, Offshore Finance propose de gérer les abonnements à la main, évitant ainsi que les noms des abonnés ne se retrouvent sur leur liste d’envois… On n’est jamais trop prudent.
Un problème épineux
Depuis quelques années, une loi du gouvernement canadien fixe à 100 000 dollars la limite à partir de laquelle on doit commencer à déclarer ses avoirs dans les paradis fiscaux. Une mesure que Michel Girard trouve timide. "Si j’ai 99 999 dollars de placé, légalement, je ne suis pas tenu de les déclarer. C’est presque un incitatif à diviser les placements en plusieurs lots de 99 999 et d’inscrire ça au nom de ma femme, de mon enfant, de mon chien, etc!"
Malgré tout, certains analystes ont accusé cette loi d’avoir refroidi les ardeurs des investisseurs étrangers qui pensaient venir s’installer au pays. Entre 1996 et 1997, au moment où le projet de loi était déposé aux Communes, le nombre d’immigrants investisseurs chutait de 38 %. Pour les trois premiers mois de 1998, on a enregistré une baisse de 72 % par rapport aux trois premiers mois de 1997. On comprend mieux pourquoi que le gouvernement n’a pas le goût de taper trop fort sur le clou…
Une enquête menée par le magazine américain Mother Jones faisait état des mêmes problèmes aux États-Unis, où le gouvernement fait des efforts pour s’attaquer au blanchiment d’argent, mais traîne les pieds pour régler le problème des paradis fiscaux. Selon les spécialistes, les gens qui profitent le plus des avantages de paradis fiscaux jouissent souvent d’influences politiques et économiques, ce qui expliquerait le laxisme du gouvernement.
La semaine dernière, l’Union européenne a d’ailleurs porté plainte contre les États-Unis devant l’Organisation mondiale du commerce, pour pratique déloyale en matière de commerce international. En transigeant par des société-écrans situées dans des paradis fiscaux, des grandes entreprises américaines dont Microsoft, Boeing, Chrysler, Motorola et Exxon, paient en moyenne cinq fois moins d’impôts que si elles se soumettaient au taux d’imposition en vigueur aux États-Unis, ce qui leur permet de soumissionner moins cher que les compagnies européennes, et de rafler tous les contrats importants.
Ces mêmes compagnies ont bourré les caisses des partis politiques durant la campagne électorale. Plus ça change…
Sealand, l’île mystérieuse
En 1967, Roy Bates, un militaire anglais à la retraite, décide de déménager avec sa famille sur une plate-forme de béton situé au large des côtes d’Angleterre. Abandonnée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plate-forme de 6 000 pieds carrés a la particularité d’être située à l’extérieur des limites territoriales britanniques; les lois anglaises n’y ont donc pas cours. Après avoir pris possession de la plate-forme, Bates lui donne le nom de principauté de Sealand, et s’autoproclame prince. Le militaire excentrique a même émis des passeports et écrit une Constitution!
La suite de l’histoire de Sealand est encore plus abracadabrante. En 1978, le micro-État a connu un putsch quand des ravisseurs étrangers ont pris le contrôle de la plate-forme, expulsant Bates et kidnappant son fils. Bates aurait repris le contrôle de sa principauté par hélicoptère, et serait redevenu le seul maître à bord.
L’été dernier, alléchés par l’odeur du fric, le fils de Bates et un groupe d’investisseurs américains ont créé Havenco, une compagnie spécialisée dans hébergement des données informatiques secrètes, et qui est basée… sur la plate-forme Sealand. Havenco n’obéit donc à aucune loi, et n’a de comptes à rendre à aucun gouvernement.
Officiellement, le but de la compagnie Havenco, comme le rapportaient ses fondateurs au quotidien français Libération, "est de créer un endroit où les individus et les entreprises peuvent préserver leur vie privée et faire du commerce électronique à l’abri des législation changeantes des États." En clair: Havenco constitue un refuge pour les données électroniques que ses clients veulent garder secrètes, à l’abri des avocats et des gouvernements – ce qui, paraît-il, est un avantage appréciable pour qui cherche à héberger des sites de casino en ligne ou des institutions financières virtuelles… Extrêmement sécuritaires, les serveurs informatiques de Sealand sont même protégés par des gardes armés!
Après les paradis fiscaux, les paradis digitaux…