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Médias : « Friends in high places »
Nathalie Collard
Samedi dernier, à l’occasion du congrès annuel de la Fédération des journalistes du Québec, on remettait les prix Judith-Jasmin, la récompense la plus prestigieuse au Québec pour souligner l’excellence d’un reportage journalistique. Dans la catégorie média électronique, reportage court, le prix a été attribué au tandem Sophie Langlois–Pierre Tourangeau, deux journalistes de la section économique de Radio-Canada.
Langlois et Tourangeau sont à l’origine du scandale des prête-noms impliquant Cinar, l’entreprise canadienne qu’on a souvent qualifiée de Disney du Nord. Cinar produit entre autres les émissions pour enfants Caillou, Arthur et L’ours Paddington. L’affaire est complexe mais peut se résumer ainsi: Cinar a reçu des subventions gouvernementales auxquelles elle n’avait pas droit. Son truc: elle employait des prête-noms, c’est-à-dire qu’elle attribuait l’écriture des scénarios à des scénaristes qui n’existaient pas, ce qui la rendait éligible au financement gouvernemental. C’est ce que les reportages de Langlois et Tourangeau démontraient, témoignages à l’appui.
L’enquête des deux journalistes ne s’est pas déroulée sans heurts: Sophie Langlois a déjà été l’objet de menaces anonymes; et ses supérieurs, sans lui mettre des bâtons dans les roues, n’ont jamais déployé l’arsenal de guerre pour l’appuyer dans son travail.
La remise du prix Judith-Jasmin arrive à un drôle de moment. En effet, la semaine dernière, on apprenait que les dirigeants de Cinar (Micheline Charest et Ronald Weinberg) allaient peut-être s’en sortir. Pourquoi? Parce qu’ils ont remboursé les sommes dues aux agences gouvernementales concernées. On ne parle pas de quelques milliers de dollars mais d’une fraude de plusieurs dizaine des millions de dollars.
Il y a des fraudeurs de l’aide sociale qui s’en tirent moins bien que ça.
Dans un article publié dans le National Post la semaine dernière, un enquêteur de la GRC qui parle sous le couvert de l’anonymat explique que les chances que la GRC puisse déposer des accusations criminelles contre les ex-dirigeants de Cinar sont de plus en plus minces. Il affirme que certaines agences gouvernementales, dont le Bureau responsable de la certification des productions audiovisuelles canadiennes, ne collaborent pas du tout à l’enquête de la GRC.
Toute cette affaire a fait sauter le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, qui a rappelé les liens qui existent entre l’ex-présidente de Cinar et le gouvernement libéral de Jean Chrétien. En 1997, à la veille des élections fédérales, Charest présidait un souper-bénéfice au profit du Parti libéral. Elle avait également été nommée au conseil des bourses du millénaire. Bref, encore une fois, le gouvernement libéral est soupçonné d’avoir aidé un ami du régime. (Si ça continue, Chrétien va donner bonne presse à la démocratie haïtienne!)
Autre fait intéressant dans cette histoire: la nomination de Sophie Langlois au poste de courriériste parlementaire, à Québec. Je ne remets pas en question les compétences de madame Langlois, une des meilleures journalistes de Radio-Canada. Mais disons que c’est tout de même un drôle de timing, non? On aurait voulu l’écarter du dossier Cinar que l’on n’aurait pas fait mieux…
Pendant ce temps, l’avocat Marc-André Blanchard et son client, Claude Robinson, qui accuse Cinar d’avoir volé son personnage Robinson Sucroë, poursuivent leur combat. Et l’avocat n’est pas tendre quand il parle des derniers développements de l’affaire Cinar. "On nous présente l’image d’une justice qui favorise ceux qui contrôlent mieux le système, dit-il. Quand on a des contacts et des avocats très habiles qui savent écouler le temps, on s’en tire mieux." L’avocat trouve également scandaleux qu’on puisse se refaire une virginité en remboursant le montant d’une fraude, sans faire face à la justice. Bref, selon maître Blanchard, l’affaire Cinar remet en question l’intégrité de notre système judiciaire…
Si l’on était aux États-Unis, il y aurait probablement déjà un scénario écrit sur cette affaire. J’imagine très bien la fin. Pendant que les journalistes de Radio-Canada montent sur la scène pour recevoir leur prix sous les applaudissements de leurs confrères, on voit Micheline Charest et Ronald Weinberg étendus sur une plage des Caraïbes, cigare à la bouche et drink à la main. Le cellulaire sonne, Micheline répond. "Oui, oui, merci Jean, on t’en doit une…" Puis elle raccroche et éclate d’un grand rire diabolique. Fade out. Fin.
Ce film a été rendu possible grâce à la contribution financière du gouvernement du Canada…
La déprime du Devoir
Autre fait saillant du congrès des journalistes: les discussions sur les fusions, et les inquiétudes qu’elles suscitent dans la profession. Ce n’est pas seulement une histoire de journalistes: c’est une question qui touche tous les citoyens.
Les journalistes demandent la tenue d’une commission parlementaire: c’est dans la logique des choses. Mais ce serait très surprenant que le gouvernement Bouchard accepte puisque son bras financier, la Caisse de dépôt et placement, est derrière l’une des plus grandes acquisitions dans les médias, celle de Vidéotron par l’empire Quebecor.
Les journalistes ont raison de s’inquiéter. La liberté de presse repose entre autres sur la diversité des sources d’information. Or, il y en a de moins en moins.
Dans leur grande magnanimité, les journalistes se sont également inquiétés de l’avenir du Devoir. Tout seul dans son coin, le quotidien de la rue Bleury n’est pas voué à un brillant avenir. Sa charte rend sa vente pratiquement impossible (et, de toute façon, personne ne se propose sérieusement de l’acheter pour l’instant) et, à l’intérieur, les troupes sont plutôt démoralisées. Avec peu de moyens financiers et un tirage quasi confidentiel, il n’en fallait pas plus pour que la rumeur habituelle – Le Devoir ne passera pas l’hiver – reprenne de plus belle.
Plusieurs facteurs expliquent la situation précaire du journal. L’un d’entre eux: son directeur, Bernard Descôteaux, qui a remplacé Lise Bissonnette lorsqu’elle a été nommée à la Grande Bibliothèque. On peut aimer ou pas le personnage, mais force est de constater que madame B. attirait des lecteurs. Ça valait la peine de débourser un dollar pour lire un de ses éditoriaux. Madame B. n’est plus là et avec elle s’en est allé un certain éclat. Bernard Descôteaux est un homme compétent et sans doute très gentil, mais il n’a pas le charisme de sa prédécesseure. Or, il en faut pour faire parler d’un journal.
Les journalistes du Devoir sont en partie responsables de cet état des choses. Il y a deux ans, le processus entourant la nomination d’un nouveau directeur a pratiquement viré à la psychose collective et les journalistes étaient prêts à descendre dans la rue pour s’opposer à un candidat qui ne correspondait pas à leur choix.
Eh bien, voyez le résultat aujourd’hui. Un directeur venu de l’extérieur aurait posé un regard neuf sur le journal et aurait peut-être pu rassembler des énergies nouvelles, créer un certain dynamisme. Aujourd’hui, on se demande ce qui pourrait bien sauver le journal. Dommage.
À surveiller cette semaine
Télé-Québec présente une série en quatre épisodes consacrée à l’aventure du communisme, de la Révolution de 1917 à la chute du mur de Berlin. L’Utopie au pouvoir, début mercredi 29 novembre, 20 h.