Pascal Bruckner : Maudit bonheur
Société

Pascal Bruckner : Maudit bonheur

Dans L’euphorie perpétuelle, son dernier essai, le philosophe PASCAL BRUCKNER critique notre obsession du bonheur. "Aujourd’hui, dit-il, on voudrait que tout soit facile, agréable." Le monde comme un vaste Disneyworld. Pop-corn à  volonté.

"Le soma: tous les avantages du christianisme et de l’alcool, sans aucun de leurs défauts."

Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley
Si Moïse revenait sur Terre, ce n’est pas dix commandements qu’il recueillerait, mais bien onze. Un nouvel ordre s’ajouterait au décalogue divin: Le bonheur tu t’acharneras à poursuivre.

Comme l’écrit Pascal Bruckner dans L’euphorie perpétuelle, son plus récent ouvrage paru il y a quelques mois chez Grasset, "un nouveau stupéfiant collectif envahit les sociétés occidentales: le culte du bonheur". Aujourd’hui, l’être humain n’a qu’un seul et unique objectif: être heureux. Et pour l’atteindre, il est prêt à tout: se shooter à l’héroïne, multiplier les thérapies bidon, baiser à couilles rabattues et consommer jusqu’à plus soif.

Le Bonheur est notre valeur numéro un, avant la Justice, l’Amitié et l’Amour. Comme le chantait Petula Clark: tout le monde veut aller au ciel mais personne ne veut mourir. L’homme moderne n’accepte plus l’idée de sacrifice, il craque au moindre nuage et refuse toute souffrance, même temporaire. On veut tout, tout de suite. Jouir sans entraves, avoir le beurre et l’argent du beurre, et ne jamais vieillir.

Vivre dans un vaste Disneyworld chauffé, meublé et adjacent au métro.

Après avoir vilipendé notre obsession de la jeunesse et de l’enfance dans La Tentation de l’innocence, un essai remarquable qui lui valut le prix Médicis en 1995, Bruckner pourfend maintenant notre peur maladive du malheur. Nous l’avons rencontré à la Place Bonaventure dans le cadre du Salon du livre.

Pascal Bruckner, j’ai dans mon bureau une photo d’Albert Camus avec, dessous, l’une de ses plus célèbres phrases: "Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur." Vous n’êtes pas d’accord? N’y a-t-il rien de plus noble que la quête du bonheur?
Certes, mais il faut mettre cette citation dans son contexte. Camus, c’est d’abord et avant tout les années 50. À l’époque, la France vivait encore sous un régime autoritaire, les tabous étaient omniprésents, il y avait des interdits partout. La recherche du bonheur était encore clandestine, les valeurs supérieures de la bourgeoisie étaient le travail, la famille et la patrie. Camus est mort dans les années 60, juste comme on assistait à un véritable éclatement des valeurs. Du coup, le bonheur, qui était un thème rare, interdit, subversif, est devenu la règle, le coeur même de notre société de consommation. Tout le monde, maintenant, nous promet le bonheur! En dix ans, on a traversé le miroir et basculé dans une autre dimension: ce qui était marginal est devenu la norme. Le bonheur est une sommation, une obligation! L’on se doit d’être heureux, coûte que coûte!

Il faudrait maintenant dire: "Il n’y a pas de honte à préférer le malheur?"
Non, non, quand même pas! Nous n’allons pas retourner à l’époque de l’abnégation! Mais on pourrait dire: "Il n’y a pas de honte à se moquer du bonheur."

Aujourd’hui, on voudrait que tout soit facile, agréable. Or, les biens obtenus sans effort n’ont aucune valeur. Trop de facilité tue le plaisir. Pour que la satisfaction soit complète, il faut cheminer avec le temps, mûrir longuement ses projets… Tout obstacle vaincu et surmonté donne du prix à l’objet visé, la fatigue du travail peut rebuter mais elle peut aussi libérer une jouissance sans égale. Une vie sans combat, sans fardeau, sans peine d’aucune sorte constituerait un monument de langueur.

Les gens commencent à en avoir ras le bol de cette course effrénée vers le bonheur, non? Le succès d’un livre comme 99 Francs le prouve: nous sommes de plus en plus critiques face aux promesses de bonheur des marchands de savon. Nous avons l’impression de courir après notre queue, de nous essouffler pour rien… On parle de simplicité volontaire, on prône le retour aux "vraies valeurs": la solidarité, l’entraide, la frugalité…
Effectivement, on sent une certaine lassitude. Les gens en ont ras le bol de l’euphorie marchande et des prophètes de la nouvelle économie. Ils ont l’impression d’avoir été dupés. Ils regardent autour d’eux, et ils se rendent compte que le boum économique n’a finalement profité qu’à une minorité de gens qui se sont taillé des fortunes gigantesques, pendant que l’État refuse d’augmenter le salaire minimum!

C’est d’ailleurs le sujet de mon prochain bouquin: le désabusement de la population. Après la chute du mur de Berlin, on leur a promis des lendemains qui chantent, on leur a dit que le capitalisme serait le sauveur du monde, qu’il réglerait tous les problèmes et qu’il apporterait la prospérité pour tous. Or, c’est faux. Regardez l’Afrique: ce continent s’est carrément effondré! Qu’est-ce que la nouvelle économie a apporté à l’Afrique? Rien. Le fossé séparant les très riches des très pauvres ne cesse de se creuser.

Vous savez, la vraie question est la suivante: quel prix sommes-nous prêts à payer pour avoir de l’argent, quelle place souhaitons-nous lui consentir? Le luxe, aujourd’hui, réside dans tout ce qui se fait rare: la communion avec la nature, le silence, la méditation, la lenteur retrouvée, l’oisiveté studieuse… Préférer sa liberté au confort, retourner à l’essentiel au lieu d’accumuler argent et objets comme un barrage dérisoire contre l’angoisse et la mort.

Dans Brainstorm, le film-culte de Douglas Trumbull, un homme invente une machine permettant aux individus de jouir du matin au soir, d’avoir orgasme sur orgasme. C’est ce qui nous attend?
En tout cas, c’est une excellente métaphore de notre temps. Nous recherchons une saturation totale des sens. Nous voulons vivre dans un état de jouissance perpétuelle, dans la béatitude. C’est comme Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley: lorsque les gens ont le cafard, ils prennent du soma, un médicament qui les plonge dans un état euphorique. Les doses les plus fortes promettent un trip de trois, quatre jours… Le problème, c’est que ça ne marche pas: même le plus grand plaisir a besoin à un certain moment de s’arrêter pour repartir.

Huxley était vraiment un visionnaire. Regardez ce qui se passe avec le Viagra ou le Prozac: la division entre les drogues et les médicaments est en train de disparaître. De plus en plus de gens fonctionnent grâce au support constant de médicaments, que ce soit des amphétamines, des antidépresseurs ou des somnifères.

Pourtant, les films que nous consommons sont de plus en plus violents, de plus en plus sanglants. On est loin des histoires à l’eau de rose…
C’est le retour du refoulé! Tout ce qui est refoulé finit par revenir nous hanter sous la forme d’une obsession. Avant, c’était le sexe; maintenant, c’est la mort, la vieillesse, la souffrance. Notre société est construite sur l’éradication de ces réalités.

C’est aussi une question de paresse. Les films violents sont moins compliqués à écrire, et ils s’exportent plus facilement car il n’y a pratiquement aucun dialogue. C’est connu: quand on n’a pas d’idées, on sort la mitraillette et on tire dans le tas.

Autre symptôme de notre obsession du bonheur: la peur des rides. Les gens ont peur de vieillir, ils agissent comme des adolescents, se font remonter le visage… Certaines femmes ressemblent au Joker dans Batman, elles sont affublées d’un sourire perpétuel, comme des clowns.
C’est le rêve de tout homme: pouvoir contrôler la nature, donc son corps. Récemment, j’étais à Monaco, et j’ai croisé Michael Jackson, qui devait animer la remise des World Music Awards, un peu plus tard. Il est réellement monstrueux. Il n’a plus d’âge, plus de sexe, plus de race. C’est un mutant, le prototype de l’homme du futur, le nouvel Adam. L’homme veut devenir son propre créateur, décider de la couleur de ses cheveux, de son sexe, de sa grandeur… C’est à la fois fascinant et effrayant.

Cette quête perpétuelle du bonheur ne peut que nous apporter déceptions et désillusions. Nous visons un horizon que nous n’atteindrons jamais. Quels que soient les progrès effectués par la médecine, par exemple, nous finirons tous par mourir.
C’est pour cela qu’à la fin de mon livre j’écris que le secret d’une bonne vie, c’est finalement de se moquer du bonheur, de ne jamais le rechercher en tant que tel, de l’accueillir sans se demander s’il est mérité et, surtout, de ne pas le retenir, de ne pas regretter sa perte. Il faut toujours tenir le bonheur comme secondaire, puisqu’il n’advient jamais qu’à propos d’autre chose.

Il y a un peu plus d’un an, votre complice Alain Finkielkraut, avec lequel vous avez écrit Le Nouveau Désordre amoureux, est venu à Montréal. Je lui ai demandé ce qu’il aimait de notre époque. Il a haussé les épaules, et ne savait visiblement pas quoi répondre. C’est un intellectuel nostalgique, presque neurasthénique, qui vit dans le passé. Ça ne semble pas être votre cas…
Absolument pas! C’est la grande différence entre lui et moi. Personnellement, je n’idéalise pas le passé. Je préfère vivre aujourd’hui plutôt qu’à l’époque de mes parents ou de mes grands-parents. Je ne trouve pas qu’ils menaient des vies très enviables. J’éprouve une véritable passion pour mon époque. Nous vivons une période de transition, les vieux codes ont volé en éclats et n’ont pas encore été remplacés. Nous avançons à tâtons, nous essayons toutes sortes de choses, et je trouve ça très excitant.

Vous savez, je pourrais passer des heures à regarder des clips, j’ai déjà assisté au tournage de deux clips à South Beach, près de Miami, et j’ai adoré ça. Je vous dis que ça décoiffe! J’aime la musique noire américaine, et je trouve les filles superbes…

Mais cela ne m’empêche pas de rester critique.

L’Euphorie perpétuelle: essai sur le devoir de bonheur
Grasset, 2000, 280 pages