

Fusions municipales : « Pourquoi je suis contre »
Le débat sur les fusions municipales fait rage au Québec. Les avis sont partagés. Pour ou contre? L’auteur et professeur ANDREW SANCTON fait clairement partie de la seconde catégorie. Selon lui, les fusions coûtent cher, diminuent la qualité des services et affaiblissent la démocratie. Les exemples de Toronto et de Halifax le prouveraient…
Tommy Chouinard
"Les fusions municipales: une question de bon sens!"
C’est avec ce leitmotiv bien classique que le gouvernement du Québec vient de lancer une campagne publicitaire dans les quotidiens de la province. Des pages entières de publicité démontrent l’urgence des fusions, chiffres à l’appui. On se sert des exemples de Toronto (seulement un maire et 44 conseillers pour 2,4 millions d’habitants) et de Boston (un maire et 13 conseillers pour 600 000 habitants) pour démontrer l’importance de fusionner l’île de Montréal (pas moins de 28 maires et 256 conseillers pour 1,8 million d’habitants) et l’agglomération de Québec (13 maires et 117 conseillers pour seulement 504 000 habitants). "Si ces régions ont réussi à se fusionner, pourquoi pas nous?" semble affirmer le gouvernement. Du gros bon sens, dit-on.
"Ce que ces chiffres ne disent pas, c’est à quel prix les fusions se réalisent", rétorque Andrew Sancton. Natif de Montréal, ce docteur en philosophie politique travaille à l’Université de Western Ontario à London, où il dirige le programme d’études en administration locale depuis 15 ans. Président de la Canadian Association of Programs in Public Administration et membre du conseil de l’Institut d’administration publique du Canada, il s’y connaît en matière de gouvernement local. Souvent appelé à juger ou à étudier des projets municipaux, ici et ailleurs dans le monde, il a notamment été consultant et témoin expert durant le débat consacré à la méga-ville de Toronto en 1996-1997. Sancton est d’ailleurs l’auteur de livres sur la politique municipale, tels que Governing the Island of Montreal (1985) et Governing Canada’s City-Regions (1994).
En juin dernier, Andrew Sancton a publié son plus récent ouvrage, La Frénésie des fusions: une attaque à la démocratie locale (McGill-Queen’s University Press). Ce livre, qui tire à boulets rouges sur toute fusion forcée, a été commandé par… la Ville de Westmount. Un bouquin biaisé dès le départ? "Pas du tout, se défend Sancton. Je suis intègre et il n’y a eu aucune interférence dans mon travail."
Et quel travail de démolition! D’entrée de jeu, l’auteur affirme que, peu importent les raisons, "les fusions ne sont pas une solution plausible". Études et statistiques à l’appui, Sancton s’en prend tour à tour aux différents arguments des défenseurs des fusions. Nous devons réduire la taille des administrations locales? "Ceci pourrait créer de grosses bureaucraties centrales inefficaces." Les villes-régions sont plus performantes? "C’est faux de prétendre que des grandes villes monopolistes sont plus efficientes qu’un ensemble de petites villes." Bref, l’homme est sceptique.
Le coût des fusions
Le Canada vit à l’heure des méga-fusions. Le plus grand regroupement en Amérique du Nord depuis celui de New York en 1898 a été la fusion de Toronto, précisément 100 ans plus tard. La principale justification pour la création de la méga-ville en 1998 était les économies administratives qui pouvaient être réalisées. Selon Sancton, force est de constater que le résultat frise l’échec monumental. "En décembre 1996, lorsque la politique a été annoncée, le ministre des Affaires municipales a déclaré que, après trois ans, la fusion permettrait des économies de 300 millions de dollars par année, indique-t-il dans son dernier livre. Un an plus tard, il ne parlait plus que de 240 millions. Après un délai d’un an et demi, la Ville de Toronto déclarait des économies annuelles de 150 millions. Il est maintenant démontré que les économies dues aux fusions sont peu probables."
En entrevue, Sancton estime que d’ici deux ou trois ans – lorsque tous les détails des conventions collectives seront réglés -, il sera possible de préciser… les coûts nets de la fusion! "Selon moi, une hausse importante des taxes est à prévoir l’année prochaine", avance-t-il.
Une autre région du Canada a été au centre d’une importante fusion. Il s’agit de Halifax en 1996. Pour Sancton, ce regroupement a fait l’objet d’une autre grossière sous-estimation des frais de transition. "Les coûts avaient été évalués initialement à 10 millions de dollars, explique-t-il. Ils s’élèvent actuellement à 26 millions. On avait prévu des économies, mais elles ne se sont jamais matérialisées. La ville a vécu de graves conflits de travail, et les niveaux salariaux ont été ajustés à la hausse." D’après lui, les citoyens ont payé un fort tribut à la fusion. Comme il le précise dans son livre, "un sondage récent nous apprend que trois ans après la fusion, 66 % des habitants de Halifax sont toujours contre…"
Selon la théorie de Sancton, les économies entraînées par l’élimination des fameux dédoublements administratifs peuvent aussi être annulées de diverses façons, entre autres par l’augmentation des salaires et des normes de services. "De plus, comme il y a moins de municipalités avec lesquelles on peut effectuer des comparaisons, il y a moins de possibilités de mesurer le rendement des villes fusionnées." Bien au contraire, Sancton estime que les fusions créeront des pôles importants (Laval, Montréal, Longueuil) qui se concurrenceront fortement – encore plus que les petites villes actuelles! "Comme chacun donnera du fil à retordre à l’autre pour son propre intérêt, ceci empêchera un développement plus global de la région."
Pourtant, depuis le dépôt du projet de loi 170 sur les fusions, le premier ministre Lucien Bouchard répète sans cesse que les fusions entraîneront un développement économique dans les régions des municipalités fusionnées. "La fusion n’a rien à voir avec le développement économique, affirme Sancton. Des villes américaines performent très bien sans se fusionner, grâce à une bonne main-d’oeuvre et à des infrastructures appropriées. D’ailleurs, je ne pense pas que les municipalités soient si importantes pour le développement. Le maire Bourque croit qu’il peut voyager à travers le monde, vanter un grand Montréal et influencer les décisions économiques. Ce n’est pas comme ça que le marché fonctionne."
Services en péril
À écouter Andrew Sancton, c’est à se demander pourquoi le gouvernement provincial veut réaliser des fusions. "C’est un vieux rêve du maire Jean Drapeau, de qui Pierre Bourque a repris le flambeau. Quant à Lucien Bouchard, il croit peut-être que c’est plus facile à gérer. Mais n’oublions pas que c’est aussi plus facile ensuite de pelleter les factures dans les cours de quelques grosses municipalités, plutôt que dans celles de plusieurs petites…"
Est-ce à dire qu’aucun argument pro-fusion ne fait le poids? Une opinion défendue par plusieurs veut que la fusion entraîne davantage d’équité fiscale. En effet, de nombreux services sont offerts aux résidants de l’île, mais seuls les habitants de la Ville de Montréal paient les taxes appropriées. Les citoyens des autres villes (comme Outremont ou Westmount) ont des comptes de taxes moins élevés. "Pourtant, tout le monde paie pour la police, les transports publics, les égouts, les aqueducs et les routes sur l’île de Montréal, par le biais de la CUM", fait valoir Sancton.
À ce sujet, des citoyens craignent justement que les services ne se détériorent. Seront-ils centralisés? Réduits? Dilués? "C’est une peur justifiée, indique Sancton. C’est vrai qu’il peut être nécessaire de fusionner les services importants comme le traitement des eaux usées et le transport en commun. Toutefois, les municipalités plus petites fournissent de meilleurs services communautaires, comme des activités récréatives. Avec les fusions, au lieu d’avoir plusieurs parcs et arénas, ce qu’il risque d’arriver est qu’il y en a quelques gros dans des endroits centraux éloignés des citoyens."
Ce mécontentement quant à l’état des services s’est d’ailleurs manifesté avec vigueur à la suite de la fusion de Halifax. "En 1999, une étude de l’Université de Dalhousie a effectué une enquête auprès des résidants selon laquelle, pour huit des neuf différents services municipaux, un plus grand nombre de répondants croyaient que les services avaient empiré après la fusion, relate-t-il dans son livre. C’est peu rassurant."
Pessimiste, mais pas fataliste, Andrew Sancton croit tout de même qu’un projet de fusion ne signifie pas nécessairement un passage obligé vers les mêmes bourdes… ou même un échec total. "Mais il faut dire aux citoyens que des erreurs ont été commises ailleurs et que rien ne garantit qu’on ne les répétera pas au Québec."
Citoyens en colère
Avec la disparition des petites municipalités, bon nombre de citoyens s’inquiètent du poids futur de leur opinion. Pour eux, de la fusion peut résulter la perte d’une tribune facilement accessible. "Il s’agit d’une dimension importante, croit Sancton. Plus une institution est grosse, plus il est difficile de se faire entendre."
Chez les anglophones de Montréal, cette crainte est bien présente. Selon certains, le gouvernement municipal représente une sorte de rempart identitaire, un lieu d’expression essentiel. "C’est ce qui distingue la fusion de Montréal des autres, affirme-t-il. Il s’agit d’ailleurs d’une raison supplémentaire pour laquelle la fusion pose problème et doit être questionnée."
Pour arriver aux mêmes résultats que les fusions, c’est-à-dire développer les villes-régions et améliorer la gestion administrative, Sancton mise davantage sur des organes alternatifs. "À mon avis, on devrait investir des efforts dans la nouvelle Communauté métropolitaine de Montréal, par exemple. Elle permet de créer des liens dans la région, et d’éviter les bévues des fusions."